lundi 4 mai 2020

Famille // Petites histoires de migrants bretons

Phasage d'écriture : introduction - version brute                                                             04/05/20/09:00
Un portrait probable de Thimothée père, avec son fils aîné, vers 1890, à Audierne (Finistère)
fonds des éditions Palantines, La Bretagne des photographes, éd. PUR, p.205


La "généalogie" est un domaine qui ne m'a jamais passionné. Comme beaucoup de gens initiés à la "Grande Histoire", j'ai longtemps éprouvé de l'indifférence pour ce hobby. Orgueilleux autant qu'ignorant, comme beaucoup d'étudiants, je regardais l'avenir qui s'ouvrait devant moi en cultivant une forme de mépris pour les personnes âgées à la recherche d'un ancêtre plus glorieux qu'eux-mêmes. Je les croisais alors dans les bibliothèques et les salles d'archives. Leur quête auto-centrée n'était (à mes yeux alors excessivement rationalistes) qu'une affaire de yo-yo dans les probabilités, consistant à "remonter" puis "redescendre", jusqu'à ricocher sur un parent célèbre ou hors-norme...

Il me faut réviser ce point de vue, visiblement partagé par les historiens qui n'évoquent jamais les travaux menés les généalogistes amateurs. La plupart des sites de généalogistes montrent pourtant une réelle ouverture d'esprit. Personne ne semble oublier la cascade faisant de chacun d'entre-nous l'énième descendant d'un être humain. Certes, la quête des origines reste un atavisme, mais il conduit le plus souvent à découvrir un paysage social, avec hommes, femmes, enfants, et non pas seulement une célébrité, même s'il y a toujours un personnage plus séduisant que les autres : ici, Thimothée Ampart, père et fils. Souvent, celui-ci n'est ni noble, ni grand bourgeois, mais il se rattache à une "lignée". Là, un pêcheur, mais il aurait pu être sabotier, tonnelier, cultivateur, docker, navigateur, chemineau, négociant, mineur, vigneron, ouvrier dans telle usine ; dans certains cas, plus rares, sous d'autres conditions, il serait instituteur, pharmacien, ingénieur... Car Thimothée exerce l'un de ces innombrables métiers qui se transmettent en famille sur trois, quatre, parfois cinq générations, entre le milieu du XIXe. et le milieu du XXe siècles, durant cette large période de transition où la stabilité d'une culture du travail au sein de la famille, venue du temps de l'artisanat, survivait dans le mouvement perpétuel qu'impose la société industrielle.

Cette petite histoire se raconte généralement dans un cercle familial fermé, jusqu'à l'invention des "Arts et Traditions populaires", les ATP, que l'on peut interpréter comme l'ultime tentative menée pour figer les derniers instant de la société plus lente qui précédait la nôtre... Le regard s'est tout d'abord porté sur les paroles, les mémoires, les outils. Il se limitait pour l'historien de l'école des Annales et le muséologue des ATP à la transmission d'un savoir-être et d'un savoir-faire, jusqu'aux gestes des ouvriers au sein d'une grande industrie que les écomusées enregistrèrent avant leur disparition.

Quant aux "histoires de famille", elles restent par définition à l'intérieur du cercle familiale. Leur mise en récit est encore aux mains des touristes de l'histoire que sont les généalogistes et les "anciens", ceux qui se plaisent encore à raconter le passé de leurs proches (et qui n'intéresse que leurs proches). Toutefois, depuis l'apparition de "sites sociaux", chacun peut désormais investir beaucoup plus librement les espaces de parole et de mise en récit. Les démarches individuelles se multiplient, bien que les gens sérieux - chercheurs, archivistes, auteurs ou éditeurs - continuent de maintenir une distance prudente avec ces amateurs enthousiastes qui pénètrent dans "leurs" salles et publient à compte d'auteur.

Il ne faut pas voir autrement la numérisation particulièrement active des registres : il s'agit de soulager les espaces de recherche en éliminant ces "gêneurs". Mais il y a un effet de retour : Internet supprime cette barrière sociale que constituait la salle de consultation et le coin de table sous contrôle de personnels formés interdisant la présence de stylos, obligeant parfois le port de gants, vous restreignant à ne consulter que trois cartons. On peut désormais entrer anonymement sur les sites des archives, oublier le poids de préjugés réciproques, et farfouiller partout, sans retenue, en toute impunité. Quel bonheur d'être à l'abri du regard des autres.

Aujourd'hui entre deux âges, entre deux situations, je me mets à mieux comprendre ces porteurs de lunettes de dépannage et autres adeptes de larges loupes. Le "confinement" nous a peut-être tous vieilli prématurément, et j'entre aujourd'hui en intelligence avec les fanatiques des registres : la généalogie est pour eux, comme pour moi, une petite porte ouvrant sur une grande pièce, bien que je ne crois pas à la "Grande Histoire" ! Je suis, profondément, politiquement, intimement, structuraliste et, dans mon imaginaire, il n'y a peu de place pour la génétique, le déterminisme ou la hiérarchie. Il n'y a que l'ignorance qui mène à la simplification (ou cette ignorance volontaire nommée pédagogie, qui transforme pour rendre abordable). Mes "historiens" parlent plutôt de micro-histoire, d'histoire sociale, culturelle, ou de genres, certains franchissent les ponts reliant la mémoire à l'histoire. Finalement, cette histoire finit par toucher la généalogie, mais sans gène, et sans moi, car cette histoire n'est absolument pas celle de "ma famille" génétique.


Historien adepte du Random


En hommage à M. Pinagot, la hutte de ses confrères sabotiers dans le Finistère vers 1910, en forêt de Huelgoat, par Philippe Tassier, coll. Georges Trabbia. In : La Bretagne des photographes, p. 276

La contrainte du confinement


Ce recueil de petites histoires de "migrants bretons" est rattaché à un seul récit familial, approfondi dans la période de confinement. Il s'agit d'une famille trouvée par hasard. Pour être précis, le "hasard" débute avec la rencontre de ma compagne, il y a trente ans... Je suis né en Normandie, elle en Bretagne, et c'est dans la sienne que se trouve le point d'origine de cette enquête à travers les temps, les régions et les pays. N'y a-t-il pas de meilleur contexte qu'un enfermement pour vouloir voyager loin sans déplacement ? L'exotisme est à petit prix.

Quant au voyage, le confinement oblige à prendre tous les moyens à notre disposition pour explorer l'histoire, conduisant à la fois à constater d'énormes lacunes, tout en activant un réel pragmatisme dans la recherche des données. Tout est permis, pas de sources plus nobles que d'autres.

S'il s'est jugé indispensable pour notre survie, le "confinement" n'en reste pas moins l'expression jusqu’au-boutiste de deux valeurs centrales d'un "mouvement Moderne" né au XXe siècle : hygiénisme et individualisme. La "bulle zen" s'est transformée en "distanciation sociale" obligatoire, sous contrôle de la police, quand au moment inévitable du contact, il devient un "présentiel" régulé par les ressources humaines. Dans ces moments de crise, la société ne donne pas une réelle solution (car les résultats semblent moins corrélés au respect du confinement qu'à l'état des systèmes de santé), mais elle révèle l'imaginaire dans lequel cette société s'enferre. Beaucoup ont compris que ce confinement donnait surtout une image de notre avenir, optimistes et pessimistes y voyant une solution ou une aggravation du système.

Un fait se révèle : le voyage du futur sera probablement immobile - et quel meilleur voyage s'offrir que celui qui s'opère dans le temps et dans l'espace pour venir nous toucher personnellement. La généalogie a un grand avenir devant elle.

Il est certain qu'en accédant librement à des archives "physiques", nous aurions plus d'arguments à fournir qu'en se contentant des archives "en ligne". Mais là, présentement, il s'agit de jouer sur la contrainte du confinement, de ne répondre qu'en fonction des documents disponibles "chez-soi" : les archives et publications numérisées, la bibliothèque de la maison (qui n'est aucunement spécialisée sur la Bretagne ou la pêche), la culture générale... Un défi, mais aussi un jeu auquel beaucoup se prêtent aujourd'hui : lycéens faces à une rédaction, historiens du dimanche qui n'ont pas les clefs culturelles leur permettant d'accéder aux données. J'y ajoute une dernière condition, plus idéologique : la gratuité et le libre accès des informations, car je veux être à la place du citoyen Lambda, sans fortune (comme moi). Plus largement, ces "sources lacunaires" sont la condition même de l'existence d'historien : en travaillant sous confinement, on amplifie un peu plus la contrainte  initiale - après le dé-confinement, on pourra vérifier une partie du résultat : ce sera un autre sujet !

Le grand avenir des petites histoires


Faut-il opposer la Grande Histoire, dotée de ses majuscules - celle des gouvernants, des "comptes nationaux", des conflits, des vagues de migrations - aux historiettes de M. & Mme Tout-le-Monde ? C'est ce que laisse penser les premiers récits d'une Histoire populaire. Pierre Goubert entrait lui-même dans une démarche "en contre" dès son titre, Louis XIV et vingt millions de Français. Dans cette dualité, il porte plus loin la Révolution et montre que le sort de vingt millions de français devrait peser plus lourdement face à un homme seul, au milieu de ses courtisans. Mais les esprits fins s'accordent déjà à relier les deux, souvent dans le même sens, du haut vers le bas, top-down : la Grande Histoire pèse sur la petite, mais la réciproque est discrète : nul effet papillon dans ce domaine. On accorde quelques moments d'exception, où l'enthousiasme et l'agitation rassemblent les masses ou font surgir l'inconnu. On accepte l'idée de singularités comme les "grandes découvertes". Mais de quoi s'agit-il vraiment ? Dès qu'une approche est ascendante, bottom up, le phénomène est relativisé.

Mon livre d'histoire préféré fût une révélation à la fin des années 1990 : Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. J'avais découvert son auteur, Alain Corbin, au temps des Cloches de la terre, alors que nous restaurions la petite chapelle de Pierre-Ronde, dans l'Eure, avec quelques amis, tous futurs architectes, archéologues ou historiens. J'avais ensuite retrouvé les autres livres de Corbin... Tout y est délectable : la démarche, la méthode, l'écriture... Je croyais que le cercle des études pinagotiennes allait s'élargir à la manière de l'école des Annales... Avec ma compagne, Elisabeth, ce Pinagot nous a inspiré l'idée d'un petit musée, dit "micro-musée", mettant en scène la vie quotidienne dans la reconstruction du Havre : l'Appartement témoin Perret (ATP) Mais pas d'échos chez les historiens sérieux, pas un intellectuel chez les muséologues pour se saisir de la chose... Ce sont les brocanteurs, les érudits locaux et les anciens habitants qui sont venus nous voir ! C'est un triste constat : Pinagot n'a pas laissé beaucoup de traces chez les professionnels de l'Histoire, ni en son temps, ni aujourd'hui...

Bien au contraire, l'Histoire est en train de retrouver sa majuscule. Dans une gouvernance toute post-moderne, elle acquiert une nouvelle légitimité fondée sur deux ordres : l'ordre 1 de "l'événement" (qui est à l'histoire contemporaine ce qu'est la "performance" dans l'art) et l'ordre 2 de  la "réception" (ce "regardeur" qui "fait" l'oeuvre depuis Marcel Duchamp, un public-acteur pour un théâtre avant-gardistes). Ces idées tirées du Surréalisme devaient permettre de s'extraire des récits convenus et des prétentions réalistes. Au lieu de cela, elle va redonner toute sa légitimité à la Grande Histoire traditionnelle, suivant une logique non-réfutable : même si l'événement n'existe pas (comme le baptême de Clovis à Reims ou le mouvement Moderne en architecture au Havre), l’événement devient une réalité du fait de son écriture historique et de ses interprètes... La tête du serpent vient se mordre la queue, ce néo-Top-Down étant évidement encouragé, car il redonne aux institutions l'entière légitimité de son propre héritage...

Il y a, en ce moment, comme chez les Lilliputiens, une guerre selon la manière de manger l'oeuf à la coque : les gros-boutiens et les petits-boutiens. Les "regardeurs" d'aujourd'hui n'étant plus aussi naïfs qu'autrefois, ils interrogent toutes les expressions culturelles hiérarchisées et se placent sans hésiter du côté des petits-boutiens... Le royaume gros-boutien s’effondre, en ce moment même.

Je vais donc choisir le camp des petit-boutiens radicaux, celui des généalogistes. Bon ou mauvais choix, ce camp est inévitablement celui des futurs vainqueurs : j'engage les Historiens à vulgariser leurs savoir rapidement, avant d'être submergés par la masse des historiens ! Car l'accès facilité aux archives et les progrès de la numérisation permettent désormais a ces M.-Mme Tout-le-monde de mener leurs propres "études pinagotiennes". Et tous ces petits pinagotiens vont se recouper, se croiser, se rencontrer, tisser des fils de plus en plus épais qui finiront par étouffer le vide mémoriel de la Grande Histoire. L'érudit d'autrefois, qui allait cœur vaillant se renseigner sur l'aventure des édiles de sa commune, avait déjà commencé à disparaître au XXe siècle. Il n'a imposé que des noms de rues et des statues que l'on déboulonne progressivement... L'avenir est dans l'histoire égotique, allons-y ! Tentons d'ouvrir des méthodes ! Mieux vaut expérimenter que penser longuement... Comme dans tout bricolage, il faut débuter les travaux pour trouver le savoir-faire qui s'adapte. Pourquoi ne pas laisser les historiens de profession se saisir ainsi de leur propre famille, pour voir ce qui s'y passe ? Pourquoi ne pas profiter du confinement pour écrire cette histoire avec la contrainte de ne pas sortir de chez soi en fouillant les archives en ligne : on verra bien le résultat.




Choix non-retenu de ma famille "génétique"


J'avais une fois pratiqué la dark genealogy sur le réseau. Il est parfois tentant de passer du côté obscur en cherchant qui est mort à la guerre 14-18, ou déporté en 39-45 ? Mais qu'en penser ? Ces morts sont-ils là pour nous dédommager de notre inaction, d'une résistance que nous n'avons pas eu le courage ou l'occasion d'exercer hors de notre canapé ? Ce choix a été facilité par la pesanteur de l'histoire dans ma propre famille, avec les frères de ma grand-mère maternelle, tous morts en déportation... C'est une gloire sombre ayant la lourdeur "psychanalytique" du fantôme du père d'Hamlet, appuyé sur ses arrières par la statue du Commandeur. C'est un héritage en creux, un patrimoine immatériel sombre...

À cette mémoire lourde s'oppose la légèreté de la consultation des archives. La recherche dans ce domaine a été largement facilitée par un accès direct aux fichiers des trains de déportés, grâce à la Fondation pour la mémoire de la déportation. Le tri se fait directement par les noms de famille et l'on accède immédiatement à la particule d'eau que l'on recherche dans le nuage noir de ce terrifiant orage historique. Ne nous en cachons pas : lorsque l'on touche cette goutte, c'est un éclair qui nous frappe ! L'émotion est d'autant plus violente que tout tombe avec la froideur et l'exactitude d'une donnée numérique.

Ce type de fichier a probablement été l'un des premiers a être disponible en ligne (en 2005). J'en ai pris connaissance il y a seulement cinq ou six ans, alors que je m’apprêtais à quitter Le Havre. Dans une sorte de syndrome du déracinement, je prenais un triste plaisir à retrouver les numéros des trains, les matricules tatoués à Auschwitz, et, enfin, les dossiers de chaque grand-oncle, tout ça sans déranger (presque) personne... Sauf ma famille, car il fallait recouper la "mémoire" et les "archives". Même dans les drames les plus mémorables, d'inévitables glissements mémoriels s'opèrent : celui qui est décédé dans le train du retour, selon les archives, serait revenu quelques temps avant de mourir, selon la famille. Partout, je voyais la grande et la petite histoire se rencontrer : la résistance, Birkenau, les Marches de la mort.  Il fallait ensuite faire le voyage en Allemagne pour trouver les boites contenant leurs dernières affaires... C'est là que j'ai découvert que la dark genealogy avait pour suite logique le dark tourism... J'ai donc arrêté.

J'imagine que cette mise à disposition des données a été facilité et menée d'urgence pour lutter contre le Révisionnisme, afin de palier la perte progressive de la mémoire face à cet événement. Il le faut. C'est imparable. Inespéré pour des projets pédagogiques. Toutefois, dans le cas où les faits nous touchent personnellement, il est impossible de travailler sans émotion face à un tel sujet. Trois générations plus tard, le lien à la famille nous affecte encore : il me semble pourtant ridicule de pleurer devant un écran, surtout pour des gens que je n'ai jamais connu, ni ma mère, et à peine ma grand-mère, juste dans sa prime jeunesse... J'ai donc déposé ce récit dans un coin du grenier, rangé le drame du point de vue mémoriel. Je ne travaillerais pas sur ça. Je ne vais pas conter une histoire se déroulant dans le pays de Caux - d'autres l'ont fait bien mieux que moi ! Le récit qui va suivre ne sera pas une balade dans les villages au sommet des falaises de craie, au milieu de vastes terres agricoles. Je préfère renvoyer à de la vraie littérature, il y en a beaucoup dans ce "pays" : Maupassant pour le XIXe siècle, Ernaux pour le XXe, disons Duteurtre pour le XXIe...

Quoiqu'il en soit, si nous trouvons ce genre d'ancêtre, celui dont on peut se glorifier, gloire heureuse ou malheureuse, mieux vaut l'abandonner immédiatement pour en chercher un autre, de ceux restés sur le bas-côté de la Grande Histoire. Il faut découvrir un Pinagot chez soi, un sabotier habitant Nulle-Part, qui vous oblige à retrouver un paysage, une émotion oubliée, une vie effacée... Mieux encore, y ajouter un peu de statistiques sur la famille, en regardant ce que devient la première, la deuxième, la troisième, la quatrième génération afin de ne se placer ni au centre, ni en-dessous, ni en-dessus, mais dans un fatras... et voir ainsi comment l'humanité se déplace et se structure.



Produit d'un hasard inespéré


Au bout de deux semaines de confinement, les coups de fils à la famille se multiplient. Ma compagne, Elisabeth, finit par en recevoir un du pays de ses "ancêtres" : le Finistère. Très occupée par ses dix enfants, sa petite sœur n'appelle habituellement jamais. Elle fait exception, indirectement à cause du confinement : profitant de l'enfermement pour retrouver des recettes authentiquement bretonnes sur Retronews (nouveau site branché de la BNF, qui tente d'échapper à l'austérité savante de Gallica), elle procrastine et tombe sur un article du XIXe siècle signalant le naufrage d'un marin, patron de pêche nommé Ampart. Elle ne peut s’empêcher de prévenir sa soeur, Elisabeth, qui travaille dans l'histoire et le patrimoine... Elle a retrouvé, par hasard, une trace du passé à Audierne.

La question des Ampart, branche du grand-père paternel, agite régulièrement les discussions familiales, lors de nos vacances à la Baule : le portrait de Thimothée (que l'on va ensuite identifier comme Thimothée fils) est encore placé au-dessus d'une porte, entre la cuisine et la grande salle de la villa. On y voit un portrait sombre, figurant un homme brun aux yeux clairs (que l'on dit bleus), avec une barbe fournie et souriante, un regard perçant et sévère, des sourcils épais. Il a tout du marin breton. Il m'a été présenté comme "un orphelin" ayant monté son usine de sardine en Algérie, où il a fait fortune.  Il marquait un point d'origine dans cette famille que l'on peut catégoriser comme appartenant à la "moyenne bourgeoisie" forgée par l'industrie puis confortée par des diplômes, non loin des "classes moyenne" (disons une upper middle class historique). Une situation intéressante à mon sens, ni dans la rareté précieuse de la grande bourgeoisie du XVIIIe siècle, sujet d'historiens très sérieux (où la mémoire est précieusement entretenue, écrite, diffusée, voire enseignée) ; ni dans la facilité de la petite bourgeoisie qu'incarnent les classes moyennes des Trente Glorieuses (catégorie à laquelle s'apparente socialement ma propre famille) qu'étudient plutôt des socio-historiens.

Le sujet des "classes moyennes", de l'expansion urbaine; de la tertiarisation de l'économie et de l'avènement de tous les objets qui nous entourent depuis le Golden Sixties, m'a longtemps passionné, d'autant plus que ce modèle donne la sensation de s’effondrer depuis ma naissance... Mais c'est une recherche que j'ai mené depuis trop longtemps - en la raccordant à l'histoire du design et de la production en masse des objets... Le sujet est épuisé à mes yeux.

C'est pourquoi cette figure du "grand ancien", incarnée par l'arrière-grand-père de ma compagne me plait beaucoup : il est un peu le précurseur ignoré des classes moyennes, le chaînon manquant dans une phase de transformation de la société. De nombreuses questions se posent immédiatement autour du personnage : comment un orphelin pouvait-il réussir sa vie ? Était-il le "marin breton" qu'il a tant l'air d'être sur la photo ? Comment et pourquoi va-t-il en Algérie ? Est-il une exception ou pas en son temps ? Et l'on peut aussi s'interroger sur des périodes plus proches de notre actualité, qui nous touche sur le plan politique : que sont devenus ses descendants ? Que dire de la décolonisation ? Comment remettre en récit cette bourgeoisie ancienne, issue des patrons de l'industrie ? Ses enfants et petits-enfants résistent-t-ils mieux à la crise qu'engendre la dématérialisation de l'économie ? Mieux que les classes moyennes qui vont suivre ? Moins bien que la grande bourgeoisie qui précède ? On pourrait le supposer.

On le sait, les questions valent mieux que les réponses, car les réponses changent alors que les questions demeurent. C'est pourquoi j'aimerais écrire un livre de questions - prolongeant sans doute mon admiration pour Alain Corbin qui vient d'écrire une histoire de l'ignorance...

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