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Approche descendante (top-down) |
La société d'information
Bien que l'actuelle crise des représentation de la modernité soit nommée "postmoderne", nos modèles cherchent encore à améliorer le partage et l'abondance, se rattachant en droite ligne aux idéaux démocratiques et industriels systématisés en Occident durant les deux derniers siècles. Cependant, malgré cette filiation, une part croissante de la population mondiale préfère revendiquer la "régression", mettant en avant des raisons culturelles (religieuses ou politiques) pour accuser la décadence de l'Occident, le gaspillage des biens communs, et vanter une meilleure qualité de vie dans le passé ou la nécessité de maintenir des traditions pour être heureux. Ces micro-collectivités se fondent souvent sur les derniers outils de communication et un accès indépendant aux savoirs.
Dans une surabondance globalisée de biens et d'informations, il est convenu d'accuser l'industrie de pas produire pour tous et de créer des inégalités, tout en exigeant un changement radical, alors même qu'il signifierait d'abolir jusqu'aux notions de partage et d'abondance... En tant que prolongement des doctrines modernes, cette "crise" apparaît donc plus comme un ressaut hyper-moderne tendant vers le partage optimal des biens au bénéfice de tous. Ce faux-changement prolonge en profondeur les idéaux de la "société de consommation". Toutefois, il n'est plus possible d'ignorer aujourd'hui la position globale de chaque individu au milieu des marchandises et des savoirs : ce point particulier marque le passage de "la société de consommation" vers la "société d'information" où l'accès au savoir ne passe plus par le filtre du système collectif.
Tension entre consommation et information
Le vieux modèle du progrès démocratique (promettant la paix mondiale, la fin de l'histoire, la paix économique grâce à la prospérité industrielle) est entré - l'évidence est criante depuis dix ans - dans une phase critique où la notion de progrès ne semble plus perceptible à l'échelle de l'individu. Le développement d'internet et l'apparition d'une masse d'informations non-contrôlées (à la différence des précédentes périodes de communication ou de propagande) a marqué un changement. Au fur et à mesure que les savoirs se sont démocratisées, l'opacité réelle des produits industriels est apparue comme une évidence. Si les biens et informations sont accessibles à tous, le lien rattachant les deux est impossible à établir à l'échelle de l'individu. La complexité est du système est telle qu'il n'est plus possible de trouver une explication intelligible dans les réseaux d'information.
L'individu ne peut définitivement plus expliquer le fonctionnement et l'origine des objets qui l'entourent et devient dépendant. Il lui faut soit renoncer à comprendre et jouir de l'abondance sans en comprendre les finalité, soit réclamer plus de simplicité pour tenter d'améliorer sa condition propre. De fait, la démocratisation matérielle issue des avancées de l'industrie s'est toujours rattachée à une division du travail (ouvriers) et à une spécialisation dans l'exploitation des données (ingénieurs), qui ont permis de faire progresser chaque sous-élément, mais en perdant de plus en plus la vue l'ensemble. C'est pourquoi le développement industriel, parti d'un idéal démocratique, est finalement devenu un modèle aliénant conduisant à vivre dans un environnement inintelligible, entièrement dépendant d'entreprises et d'experts qui utilisent un matériel spécialisé et un jargon incompréhensibles. L'information n'apporte pas de solution.
La singularité écologique
Le trouble culturel mondial apparaît donc lié à une surabondance d'information conduisant à la formation de niches micro-collectives radicalisées. Ainsi, l'écologie régressive des années 1970 (qui indique à sa manière le point de départ d'une "crise post-moderne") a été rapidement absorbée par l'hyper-information et l'hyper-spécialisation technique. Restées dans les marges pendant presque trente ans, les théories avancées par les premiers écologistes deviennent des arguments communs que s'approprient les politiques, les industriels et les communicants*. Tout d'abord discrètement, puis de plus en plus bruyamment depuis le milieu des années 2000 (
greenwashing), les modes "traditionnels" (comme la terre, le bois et la pierre dans la construction) prennent le dessus sur les "modernes" (béton, fer, verre) alors que leur mise en oeuvre était oubliée depuis presque deux siècles.
Bénéficiant d'un casier vierge aux yeux du public, les matières pré-modernes séduisent les consommateurs en tant que symboles d'alternative et de protestation. Elles sont écologiquement correctes car elles semblent
a priori plus simples et plus honnêtes, mais la société d'information va vite polluer cette limpidité apparente. De fait, le bois industriel de construction a une énergie grise comparable à celle du béton armé et une durée de vie mal-connue (alors que l'on peut estimer celle du béton à un siècle). La plupart des isolants thermiques ont un coût environnemental important, peut-être supérieur à leur amortissement. Quant au degré de complexité des équipements techniques dits écologiques (maisons avec pompe à chaleurs, VMC double-flux, panneaux photovoltaïques, etc.), il est tellement élevé qu'il rejoint finalement celui des "boites noires" de l'industrie courante.
Vers une architecture intelligible
Le problème étant de lutter contre la séparation entre les biens et les informations, ni le
greenwashing ni les matières écologiquement correctes ne peuvent constituer une réponse. L'architecture moderne est en danger car son idéal de progrès (suivant les possibilités d'invention dans les domaines artistique, technique et écologique) n'est plus compréhensible. La modernisation est aujourd'hui regardée comme un faux-prétexte destiné à généraliser l'industrialisation du monde ; monde dans lequel utilisateur et architectes sont réduits à n'être que des consommateurs comme les autres, de moins en moins créatifs, de plus en plus soumis aux produits qu'ils achètent, addictes des nouveautés présentées dans les salons spécialisés. Un constat partiellement juste dans la mesure où le métier d'architecte s'est détaché de la création matérielle pour devenir uniquement un art de combinaison, oubliant la profondeur technique pour se limiter à un "design industriel", soit à une articulation langagière et superficielle des éléments préfabriqués.
Si les architectes revendiquent le changement, la réception de l'architecture est irrémédiablement réduite à l'idée d'un emballage dans un langage incompréhensible. Ses constituants sont obscurs, hyper-élaborés, de provenance inconnue. Elle suit des normes de sécurité, d'ergonomie, d'accessibilité, de thermique, tellement complexes que seuls des ordinateurs peuvent les modéliser, tellement nombreuses qu'elles se recoupent et finissent par se contredire. Cette dérive dans le jargon et la normalisation à outrance peut être considérée comme l'ultime système de défense de la société industrielle face à la société d'information. Toutefois, l'apparition d'un "style écologique" marque l'ampleur du changement. La superficialité de l'architecture-langage, quand elle affirme un fond écologique, amplifie le contraste : si la communication continue d'affirmer une avancée artistique et écologique (face aux conventions industrielles consuméristes), toute la réalité matérielle affirme le contraire. Seule une architecture intelligible peut obtenir une légitimité.
NOTES :
* L'absorption de l'écologie par les puissances industrielles et politiques conduit aux pires paradoxe quand les groupes et pays les plus pollueurs se réunissent afin de décider des mesures écologiques à prendre : une absurdité qui apparaîtrait évidente si l'on réunissait de la même manière tous les plus grands du monde truands pour rédiger les textes fondateurs de la justice internationale.