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lundi 21 octobre 2019

Les Indes galantes - forêt paisible

Les Indes Galantes mise en scène par Clément Cogitore avec Sabine Devieilhe


Télérama en parle et, d'un coup, la France vibraille sur fond de musique baroque. Les Indes galantes de Rameau nous ont surpris sur la route de la vraie forêt, dans la montagne de Reims, alors que nous écoutions France musique ou Radio classique. Les enfants adorent.

Je me demande pourquoi, d'un coup, ce moment collectif, cet élan fusionnel, qui-quoi fait que toute la France se met à re-vibrer sur cette musique que l'on réservait autrefois à quelques snobs ? Durant mon adolescence (il y a trente ans), c'était dans les rallyes que l'on écoutait avec passion tel ou tel moment "dans" Purcell...

J'ai cherché et trouvé l'interrogation qui circule actuellement, autour d'une mise en scène à Bastille. Les Parisiens s'encanaillent encore et reviennent aux sources de leur encanaillement. Au milieu de la chorégraphie tumultueuse de rastas, pleine de (vrais) jeunes venus de (fausses) banlieues (faussement) sauvages, deux "pros", bien pâlichons, très BIC (blanc-intégré-catholique), et plus très jeunes, chantent et nous enchantent. Mais ils semblent mourants et figurent la fin d'un empire (colonial).

L'attirance pour l'autre porte en elle la mort de soi. Autrement dit, de manière moins exagérée, si l'amour de soi peut implique souvent la haine de l'autre, l'amour de l'autre suppose également la haine de soi. Ces deux blancs égarés dans la foule bigarrée veulent faire l'amour, s'abandonner, perdre le contrôle : ils savent que leur civilisation va se détruire dans ce contact sensuel. Alors ils donnent tout, tout ce qu'ils aiment. Et ils sont désespérés car ils n'ignorent absolument pas que ces autres ne les comprennent pas ; eux sont sourds à cette musicalité ; eux, les sauvages, ils se doivent d'aimer le rap ou le rasta, compatible avec leurs looks et leurs coiffures.

Ici, à Paris, à New-York, dans toutes les villes-monde où les livreurs sont toujours de couleur, et les livrés décolorés, le rapport s'inverse dans l'attirance sensuelle du dominant pour le dominé. Le sensuel implique le changement, la distance devient rapprochement, la domination devient soumission.

"Se laisser pénétrer" : l'expression est utilisée étrangement pour le son, l'émotion, et elle est pourtant si sexuelle. On se laisse pénétrer car on domine, mais on accepte le jeu qui consiste à faire croire le contraire. On voudrait encore croire à un sentiment romantique vis à vis de notre supposée sauvagerie perdue, que l'on redécouvrait dans l'autre, du temps de Rousseau jusqu'à celui de Victor Hugo. Mais ce sentiment ne relate que notre incompréhension de cet autre que l'on prend pour un sauvage car ses codes comportementaux nous sont étrangers.

En réalité, la revanche de Darwin approche. Le WASP, le BIC, vont perdre dans le jeu de la sélection naturelle. Elle n'est en rien la victoire du plus fort, du dominant, la "sélection" marque en réalité la victoire de celui qui se reproduit le plus efficacement... C'est ce qui fait que le Black du Bronx gagnera face au Blanc de Wall-Street. Nos blancs parisiens le sentent au fond d'eux-mêmes - et veulent transformer leur défaite en victoire en "s'encanaillant". Mais ils savent aussi que ce n'est qu'une illusion, que ce baroque est un chant du cygne s'adressant à des sourds (dit plus poliment : ayant des codes sociaux différents). C'est pour cela qu'on le trouve beau.

L'envolée baroque, c'est la folie qui nous saisit lorsque l'on se sait au sommet. Il ne reste alors plus qu'à attendre le déclin, en assumant le vide qui nous fait face, en espérant (sans y croire) que le retour annoncé à la sauvagerie sera pour nous une forme différente de progrès.



mardi 29 décembre 2015

Analyse : vers une société d'information

Approche descendante (top-down)

La société d'information

Bien que l'actuelle crise des représentation de la modernité soit nommée "postmoderne", nos modèles cherchent encore à améliorer le partage et l'abondance, se rattachant en droite ligne aux idéaux démocratiques et industriels systématisés en Occident durant les deux derniers siècles. Cependant, malgré cette filiation, une part croissante de la population mondiale préfère revendiquer la "régression", mettant en avant des raisons culturelles (religieuses ou politiques) pour accuser la décadence de l'Occident, le gaspillage des biens communs, et vanter une meilleure qualité de vie dans le passé ou la nécessité de maintenir des traditions pour être heureux. Ces micro-collectivités se fondent souvent sur les derniers outils de communication et un accès indépendant aux savoirs.

Dans une surabondance globalisée de biens et d'informations, il est convenu d'accuser l'industrie de pas produire pour tous et de créer des inégalités, tout en exigeant un changement radical, alors même qu'il signifierait d'abolir jusqu'aux notions de partage et d'abondance... En tant que prolongement des doctrines modernes, cette "crise" apparaît donc plus comme un ressaut hyper-moderne tendant vers le partage optimal des biens au bénéfice de tous. Ce faux-changement prolonge en profondeur les idéaux de la "société de consommation". Toutefois, il n'est plus possible d'ignorer aujourd'hui la position globale de chaque individu au milieu des marchandises et des savoirs : ce point particulier marque le passage de "la société de consommation" vers la "société d'information" où l'accès au savoir ne passe plus par le filtre du système collectif.

Tension entre consommation et information

Le vieux modèle du progrès démocratique (promettant la paix mondiale, la fin de l'histoire, la paix économique grâce à la prospérité industrielle) est entré - l'évidence est criante depuis dix ans - dans une phase critique où la notion de progrès ne semble plus perceptible à l'échelle de l'individu. Le développement d'internet et l'apparition d'une masse d'informations non-contrôlées (à la différence des précédentes périodes de communication ou de propagande) a marqué un changement. Au fur et à mesure que les savoirs se sont démocratisées, l'opacité réelle des produits industriels est apparue comme une évidence. Si les biens et informations sont accessibles à tous, le lien rattachant les deux est impossible à établir à l'échelle de l'individu. La complexité est du système est telle qu'il n'est plus possible de trouver une explication intelligible dans les réseaux d'information.

L'individu ne peut définitivement plus expliquer le fonctionnement et l'origine des objets qui l'entourent et devient dépendant. Il lui faut soit renoncer à comprendre et jouir de l'abondance sans en comprendre les finalité, soit réclamer plus de simplicité pour tenter d'améliorer sa condition propre. De fait, la démocratisation matérielle issue des avancées de l'industrie s'est toujours rattachée à une division du travail (ouvriers) et à une spécialisation dans l'exploitation des données (ingénieurs), qui ont permis de faire progresser chaque sous-élément, mais en perdant de plus en plus la vue l'ensemble. C'est pourquoi le développement industriel, parti d'un idéal démocratique, est finalement devenu un modèle aliénant conduisant à vivre dans un environnement inintelligible, entièrement dépendant d'entreprises et d'experts qui utilisent un matériel spécialisé et un jargon incompréhensibles. L'information n'apporte pas de solution.

La singularité écologique

Le trouble culturel mondial apparaît donc lié à une surabondance d'information conduisant à la formation de niches micro-collectives radicalisées.  Ainsi, l'écologie régressive des années 1970 (qui indique à sa manière le point de départ d'une "crise post-moderne") a été rapidement absorbée par l'hyper-information et l'hyper-spécialisation technique. Restées dans les marges pendant presque trente ans, les théories avancées par les premiers écologistes deviennent des arguments communs que s'approprient les politiques, les industriels et les communicants*. Tout d'abord discrètement, puis de plus en plus bruyamment depuis le milieu des années 2000 (greenwashing), les modes "traditionnels" (comme la terre, le bois et la pierre dans la construction) prennent le dessus sur les "modernes" (béton, fer, verre) alors que leur mise en oeuvre était oubliée depuis presque deux siècles.

Bénéficiant d'un casier vierge aux yeux du public, les matières pré-modernes séduisent les consommateurs en tant que symboles d'alternative et de protestation. Elles sont écologiquement correctes car elles semblent a priori plus simples et plus honnêtes, mais la société d'information va vite polluer cette limpidité apparente. De fait, le bois industriel de construction a une énergie grise comparable à celle du béton armé et une durée de vie mal-connue (alors que l'on peut estimer celle du béton à un siècle). La plupart des isolants thermiques ont un coût environnemental important, peut-être supérieur à leur amortissement. Quant au degré de complexité des équipements techniques dits écologiques (maisons avec pompe à chaleurs, VMC double-flux, panneaux photovoltaïques, etc.), il est tellement élevé qu'il rejoint finalement celui des "boites noires" de l'industrie courante.

Vers une architecture intelligible

Le problème étant de lutter contre la séparation entre les biens et les informations, ni le greenwashing ni les matières écologiquement correctes ne peuvent constituer une réponse. L'architecture moderne est en danger car son idéal de progrès (suivant les possibilités d'invention dans les domaines artistique, technique et écologique) n'est plus compréhensible. La modernisation est aujourd'hui regardée comme un faux-prétexte destiné à généraliser l'industrialisation du monde ; monde dans lequel utilisateur et architectes sont réduits à n'être que des consommateurs comme les autres, de moins en moins créatifs, de plus en plus soumis aux produits qu'ils achètent, addictes des nouveautés présentées dans les salons spécialisés. Un constat partiellement juste dans la mesure où le métier d'architecte s'est détaché de la création matérielle pour devenir uniquement un art de combinaison, oubliant la profondeur technique pour se limiter à un "design industriel", soit à une articulation langagière et superficielle des éléments préfabriqués.

Si les architectes revendiquent le changement, la réception de l'architecture est irrémédiablement réduite à l'idée d'un emballage dans un langage incompréhensible. Ses constituants sont obscurs, hyper-élaborés, de provenance inconnue. Elle suit des normes de sécurité, d'ergonomie, d'accessibilité, de thermique, tellement complexes que seuls des ordinateurs peuvent les modéliser, tellement nombreuses qu'elles se recoupent et finissent par se contredire. Cette dérive dans le jargon et la normalisation à outrance peut être considérée comme l'ultime système de défense de la société industrielle face à la société d'information. Toutefois, l'apparition d'un "style écologique" marque l'ampleur du changement. La superficialité de l'architecture-langage, quand elle affirme un fond écologique, amplifie le contraste : si la communication continue d'affirmer une avancée artistique et écologique (face aux conventions industrielles consuméristes), toute la réalité matérielle affirme le contraire. Seule une architecture intelligible peut obtenir une légitimité.

NOTES :
* L'absorption de l'écologie par les puissances industrielles et politiques conduit aux pires paradoxe quand les groupes et pays les plus pollueurs se réunissent afin de décider des mesures écologiques à prendre : une absurdité qui apparaîtrait évidente si l'on réunissait de la même manière tous les plus grands du monde truands pour rédiger les textes fondateurs de la justice internationale.

Après la singularité / une architecture contre les normes

EliPi, ELisabeth Chauvin et Piere Gencey - construction

Dans le brouillard des idées troubles qui recouvre aujourd'hui les champs culturels, il n'est plus possible de faire confiance à un individu sous prétexte qu'une institution le présente comme expert, alors même que chacun peut prétendre avoir accès à tous les savoirs en fouillant les milliers de livres édités sur le moindre sujet, les dizaines de revues disponibles chaque semaine en kiosques, les innombrables vidéos accessibles en streaming, les millions de pages web traduites automatiquement en provenance de toute la planète. La culture fuit le cadre maîtrisé des écoles, des institutions, des grands médias ou des musées. Ce dérèglement, provoqué par un accès aux informations sans limite et sans hiérarchie, créé une sensation de perdition qui touche tous les domaines jusqu'à la sphère intime : politique, religion, médecine, alimentation, art. La maîtrise des récits contemporains échappe désormais à tout contrôle, de même que le passé n'appartient plus aux historiens officiels.

Les métiers et les savoir-faire se comptent également parmi les victimes de cette "société d'information" qui a étendu aux connaissances le principe d'horizontalité et d'abondance, autrefois revendiqué par la "société de consommation". Il devient difficile d'accepter l'ordre et l'organisation du moindre système dans le flou de la profusion des connaissances. Les professions se dissolvent. Les limites de toutes les corporations s'effacent. La moindre tradition culturelle, le moindre produit industriel, voit disparaître ses contours et apparaître les limites de son injustifiable existence. Pour s'en défendre, les grands systèmes tentent de produire des volumes d'information qui les dépassent, cherchant de cette manière à compenser l'inégalité face à la globalisation, multipliant les actes d'autorité, complexifiant les jargons.

Suivant la fable de la grenouille qui veut se faire plus grosse que le boeuf, dans une alliance inconsciente et inavouée, les grandes entreprises et les états s'entendent pour complexifier les productions et les normes afin d'assimiler l'information globale. Aujourd'hui, la technique et la norme sont si inatteignables qu'elles ne sont même plus compréhensibles par les commanditaires. Personne, ni individu, ni collectivité, ne peut en comprendre les contenus, les enjeux, les conséquences. Ce floutage apparaît au mieux comme ridicule mais il provoque le plus souvent la contestation, voire la paranoïa complotisme. Mais il est possible de contrer en signalant que l'incompréhension de notre monde n'est pas chose neuve, c'est une condition métaphysique. La nouveauté, c'est que la société d'information nous montre distinctement qu'aucun système ne peut nous guider.

L'adage socratique, celui qu'épouse Montaigne, " ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα", je sais que je ne sais rien - c'est la condition de chacun post-singularité. Alors le déni apparaît dans la séduction des extrêmes : la contestation, la paranoïa du complotisme.

La capacité à rassembler les égoïsme : ce sont des recettes simples.

Des règles faciles à transmettre, qui se diffuseront avec aisance, tout à l'inverse des normes et des produits complexes que cherchent à diffuser les institutions, les entreprises, les "grands chefs" des restaurants étoilés, dans une opacité techniques et un jargon qui ne permet plus d'accéder ou de comprendre.


samedi 26 décembre 2015

La fin des idéologies

Suite de : Des idéaux à la place des héros

La grande erreur de la fin du 20ème siècle consistait à croire que la Libération marquait une rupture avec la fin des totalitarismes en Occident. Chacun a désormais compris que le modèle de la "démocratie libérale" contenait toujours, en arrière-plan, une violence économique, provoquant des millions de victimes par le jeu simple et anonyme des flux de capitaux (qui restent des armes abstraites, plus distantes encore que les bombardements aériens). Cette violence économique est connue, elle accompagne les Grande Dépressions, celles des années 1880 et 1930. Mais ces flux d'argent sont admis comme des vérités rationnelles alors que les flux idéologiques semblent sous la responsabilité des hommes.

Le mot, "totalitarisme", destiné à grouper nazisme et communisme, est sans doute la première tentative pour montrer qu'un paradigme peut dépasser les êtres humains et les idéaux qu'ils revendiquent. Par leurs actions, Hitler et Staline apparaissent mués par une mécanique mentale identique et ils aboutissent aux mêmes horreurs. Mais le mot d'Arendt n'est pas adapté à une réalité plus large incluant la culpabilité du "capitalisme" dont l'aveuglement administratif (au sens le plus large, incluant les entreprises privées) contient également cette logique aveugle qui provoque le massacre. Cette inadéquation pousse les historiens au déni. Jusqu'à ces dernières années, personne ne voulait apparenter la "guerre totale" déclarée par Goebels avec les bombardements stratégiques des Alliés. Aujourd'hui, la chose semble évidente. Il faudrait pousser plus loin.

S'il faut reprendre le fil de cette histoire en effaçant les héros pour les remplacer par des ères, à la manière des strates géologiques, avec sa faune fossile, son environnement reconstitué, ses déplacements tectoniques, il faut trouver un mot pour désigner ce paradigme commun au Communisme, au Nazisme et au Capitalisme.

Le 19ème siècle, encore proche de l'ère des croyances, pourrait être nommé "L'ère idéologique". L'idéologie du partage va fluer à travers les continents, impulser la révolution française puis les peurs des complots et des massacres, provoquer la guerre de Sécession ; peut-être son bouquet final réside-t-il dans la révolution russe ? Règne au même instant une idéologie d'abondance, qui se promène dans l'industrie et entretient des relations contradictoire avec le partage.

Bien évidemment, le 20ème siècle n'est plus celui des idéologie, il serait plutôt une période de rationalisme, où l'être humain s'abandonne à une loi qu'il croit être mathématique. rationalisme industriel, rationalisme racial, rationalisme social, rationalisme économique... Mais ce n'est pas rendre service à l'intelligence de réduire le rationalisme à cette expression perverse, torturée dans le but de servir quelques individus, ceux qui revendiquent la loi et la raison dans leurs seuls intérêts.

Ce serait plutôt un "prétextisme" mais le mot n'existe pas ; enfin, si, il y a celui de perversion.

jeudi 24 décembre 2015

Des idéaux à la place des héros

La mort des religions ne provoque pas ce vide désopilant que l'on attribue trop souvent à Nietzsche mais elle est plus ancienne et fait naître un bambin bien plus joyeux : l'utopie. La fin des religions, marque aussi l'apparition du libre arbitre, la conscience d'être un homme libre dans sa condition naturelle. L'humain devient, à ses propre yeux, un être social possesseur de lui-même, et se doit de trouver une règle comme substitut aux lois divines. Cette découverte marque pleinement le principe de modernité par la liberté qu'elle induit; elle n'est pas celle d'un homme ou d'un temps, mais traverse les époque et se trouve revendiquée par une foule d'individus, de Bacon à Descartes, des Révolutionnaires aux Communards, des Communistes aux Nazis, jusqu'aux néoconservateur et aux écologistes. Cette modernité est ancienne et clivante.

L'utopie moderne est finalement déjà présente en Europe dans la période de traduction du XIIème siècle, mais il reste possible d'affirmer qu'elle préexiste dans la Grèce antique, qu'elle inspire Rome. Certains la sorte même de l'Occident pour la redécouvrir aux côtés du bouddhisme, ou d'autres religions plus lointaines que l'on regroupe sous les termes de chamanisme et d'animisme. Pensée, croyance, paradigme, cette pulsion utopique n'est pas non plus l'apanage des élites ; aujourd'hui, chaque électeur a conscience d'y adhérer en votant pour un monde meilleur. Parfois désopilé, il désire malgré tout participer à une construction merveilleuse, poussé par le désir de créer un modèle qui lui correspond, ou excédé par la haine de son impossible expression.

Mais ces modèles ne sont pas aisément accessibles à la description, ils collent à l'ère du temps et sont globaux, depuis que l'ère moderne a été ainsi nommée par les historiens occidentaux. Ni les individus, ni les puissantes élites politiques ne peuvent changer ces paradigmes. Cette modernité et cette volonté de rendre le monde meilleur est profondément ancré dans les individus, chez la plupart des enfants, à moins qu'il ne soient gagnés par le cynisme (en étant plongé dans une violence dont les parents sont censés les protéger).

Il faudrait cesser d'écrire l'histoire comme une épopée pour comprendre et complexifier ces paradigmes réformateurs. Les gentils et les méchants, les occupant et les libérés, les vainqueurs et les vaincus ne sont que des illusions qui voilent la réalité des flux d'imaginaires qui gagnent tous les esprit et toutes les batailles. L'analyse historique devrait s'attacher à remplacer les héros par des idéaux, afin de comprendre que les individus ne sont que les marqueurs d'idéologies qui parcourent des temps plus longs, qu'ils ne sont que le cristal qui se forme autour d'une impureté dans une solution aqueuse où tout est bien dilué. Le héros est, par définition, une exception. Il ne devrait pas intéresser les historiens sérieux.

samedi 5 décembre 2015

Frontière et progrès

« Mais où va la France ? » : ce n'est pas un nonagénaire qui s'exprime ainsi, mais un tout jeune homme que j'ai surpris en sortant d'une supérette, une semaine après les derniers attentats. En entendant ça, on aurait dit à pépé d'arrêter de radoter, mais là, que puis-je répliquer ? J'en reste bouche bée. Avec les drapeaux et la devise nationale qui se remettent à flotter dans l'air, on finit par s'habituer à ces idées d'autrefois, celles qui resurgissent dans l'ambiance nauséabonde de nos grandes villes. L'une d'elle consiste à revendiquer le retour "à la normale" comme un impératif majeur : ne pas céder aux terrorisme, c'est continuer à vivre normalement ! Ça tombe bien, on ne voit pas trop ce que l'on pourrait changer, tellement nous sommes prisonniers de notre train-train quotidien.

Mêlant l'intérêt pratique à la revendication idéologique, tout en sentant les fêtes de fin d'année s'approcher dangereusement, quelques boutiquiers ont poussé cette normalité militante jusqu'à l'extrême en présentant shopping et Saturday night comme des actes de résistances. Peut-être ce jeune homme excédé était-il un résistant camouflé qui n'avait pas trouvé le bon produit en rayon ? Quel désastre, aujourd'hui, quand celui qui ose encore faire ses courses n'obtient pas satisfaction. Rentré à la maison, c'est tout le maquis qui se retrouve dénudé, sans béret ni fusil.

« Mais où va la France ? » Il faut le dire, les notions de progrès et de frontières sont bien loin derrière. Se poser cette question, c'est se replacer dans la condition d'une très vielle modernité. Car le progrès est mort en 1973, après les chocs pétroliers. La France est morte en 1992, après la ratification du Traité de Maastricht. Et ce ne sont que des dates pour mémoire car ces disparitions sont plus anciennes, ancrés dans les ruines des deux guerres mondiales. Qu'est-ce que La France, quoi qu'il en soit ? C'est un mythe de la Révolution réinventé au XIXème siècle, exactement comme le progrès. Des mythes nécessaire pour avancer dans le vide sans y penser. La question du jeune homme est celle d'un individu du XXIème siècle. Il a oublié le XXème et cherche les mythologies du siècle précédent.