lundi 4 mai 2020

Ampart // 1870-1880 L'installation rue de Pouldavid

Phasage d'écriture :  ébauche pour plan                                                                            04/05/20/05:00
Douarnenez, 1857, par Charles Furne et Henri Tournier, fonds BNF, La Bretagne des photographes, p. 43

L'épisode de la vie de Thimothée à Douarnenez, rue de Pouldavid, attise les questions plus que les réponses, favorise la digression plus que la progression. C'est ici qu'il s'installe avec Catherine. Les deux vingtenaires interrogent ainsi l'accomplissement et la représentation d'un amour de jeunesse, ayant pour nouveau point de départ cette impulsion qu'offre la promesse d'une vie nouvelle. Lorsqu'un couple se forme, le choix du lieu où il va emménager réitère une question primordiale, pour ne pas dire animale. Dans le monde ouvert et connecté actuel, les obstacles sont rares, du moins étaient-ils rares avant que l'OMS n'invente le principe préventif de "confinement". En dehors de cette parenthèse sanitaire, et de quelques pays isolés où les libertés sont restreintes, tout "citoyen du monde" peut désormais décider d'aller loin, en fonction d'un travail, d'une rencontre, d'un langage, voire d'une préférence pour telle ville bien "réputée" ou tel pays plus "attractif"... La rupture des liens affectifs, familiaux ou amicaux, peut être amoindrie grâce aux technologies et aux facilités de déplacement. Cela reste toutefois une question de coût : tout migrant ne peut pas, ou ne veut pas, rester proche de son pays, de sa famille, de ses amis.

La question est évidement bien différente en Bretagne, au milieu du XIXe siècle, lorsque l'on est "programmé" pour devenir agriculteur ou pêcheur, que l'on a des moyens excessivement réduits, que le train ne passe pas dans le secteur, que l'on ne sait pas vraiment lire et écrire, que l'on parle breton et que l'on bredouille le français avec un fort accent... Quels choix s'offrent réellement à Thimothée et à sa compagne ? Peuvent-ils concrètement partir ? Quelles attaches peuvent se rompre ? 

On attendrait d'une région qui a produit tant de migrants une analyse exhaustive et synthétique : mais une fois de plus la littérature est aussi abondante qu'elle est excessivement ciblée. La question se concentre vite sur le départ vers Paris à l'extrême fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle : c'est la mémoire des "Bretons de Paris" appartenant aux générations couvrant les trois premiers quarts du siècle dernier qui domine, pour s'achever sur la publication du Cheval d'orgueil et la mise en image du roman par Claude Chabrol en 1980. Finalement, l'approche scientifique va glisser de la recherche historique au roman, puis à l'analyse ethnique autour d'une catégorie social qui se réinvente une identité (Annick Madec). Si le "roman régional" breton met en avant la "pauvreté" du pays d'origine, l'explication de ce pôle de migration réside aussi surement dans son extraordinaire taux de natalité. Il faudrait faire des calculs précis pour évaluer le poids de ces différents facteurs. Cela importe peu. Dans les faits, beaucoup de parents en Bretagne voient partir leurs enfants plus ou moins loin. 

Mais il faut bien le constater : Thimothée et Catherine s'éloignent très progressivement... Pour leur premier départ, ils parcourent quelques centaines de mètres ! Au second degré de l'analyse, il faut bien constater que les individus restés sur place intéressent moins, alors que la légende de la "diaspora bretonne" ne va cesser de s'étoffer par la suite... La réduction du "roman régional" à une réalité locale se situe ainsi dans un rapport de 1/1000, évaluation quantitative résultant d'une division entre la migration visible de 500 kilomètres et cette migration invisible mais concrète de 500 mètres. La part de vérité est-elle identique entre le fantasme et le factuel dans l'identité bretonne ? 

Si l'errance, pour ne pas dire la divagation d'une "romance" conduit tout simplement à repousser les limites temporelles du mouvement Romantique jusqu'aux années 1980, la réalité et la précision des faits concernant des données locales s'accroissement pourtant lorsque l'événement se rapproche de notre présent. Les tableaux figurant la prime enfance de Thimothée, plus favorables à une mise en scène éloignant la réalité, laissent alors place à un autre mode de représentation : c'est un moment où balbutie la photographie qui, petit à petit, va re-matérialiser le monde.


Ville et campagne


Dans les années 1840, le placement de Thimothée à Douarnenez peut s'expliquer par le tout début d'un exode rural : à la campagne, la vie est difficile et incertaine. La ville semble offrir une garantie de confort (encore très relatif), une diversité plus grande dans les sources revenus, et la promesse d'un logement sain. Du moins, les habitations et les ressources sont-elles moins directement dépendantes des saisons et des conditions naturelles. Dans certaines grandes villes (Lyon, Rouen, Caen), la fuite de la main-d'oeuvre conduirait ainsi a envoyer les "enfants trouvés" vers la campagne, afin de compenser les pertes de main d'oeuvre. C'est une hypothèse qui apparaît dans de nombreux ouvrages et publications. Mais les données sur Quimper, ville d'origine de Thimothée, montrent une stagnation démographique jusqu'en 1860-1870. Il faut donc miser sur une autre idée, la plus simple pourrait être à l'initiative de l'hospice : il est plus aisé de nourrir un enfant à la campagne qu'en ville, surtout en cas de crise. L'ordre moral de cette décision diffère radicalement d'un pragmatisme productif  émanant de l'administration. Cette logique humaine persistera longtemps, y compris dans la conception des cités-jardins, synthèse rassurante de la ville et de la campagne où l'ouvrier peut s'abriter des crises économiques urbaines grâce à un bout de jardin potager.

Certes, au milieu du XIXe siècle la tentation des villes existe bel et bien. L'attraction des très grandes cités est indéniable. Nantes et, évidemment, Paris s'accroissent très vite et très tôt. L'agglomération parisienne dépasse le million d'habitant dès 1840, et atteindra le double vingt ans plus tard. La bourgeoisie s'enrichit rapidement et cherche une main d'oeuvre honnête et peu coûteuse en embauchant des jeunes filles de la campagne. C'est, du moins, un sujet qui apparaît immédiatement. Le journal libéral Le Constitutionnel, dès le 13 juillet 1858, publie le premier épisode d'un roman feuilleton moraliste de Mélanie Waldor, Jeannette, qui a précisément pour sujet deux orphelins de Ploaré. L'auteure est une femme de lettre de la bourgeoisie nantaise. Elle y décrit  deux enfants qui ont approximativement l'âge de Thimothée et de sa "soeur de lait", Victorine. Elle débute par une description brève de Douarnenez :

"Douarnenez et Ploaré vivent de la pèche à la sardine ; cette pèche dure deux mois. Si, par hasard, alors un voyageur arrive le soir au bord de la baie, au moment où toutes les barques rentrent, ayant chacune à leur proue un falot allumé, il reste saisi d'étonnement en face du spectacle curieux et inattendu qui s'offre à ses yeux. La mer semble, en portant cette flotte pacifique, porter des feux courant sur ses vagues, tandis que tous les habitants, réunis sur la grève, attendent et suivent des yeux et du cœur cette mer étincelante, qui leur ramène, avec leurs maris, leurs fils, leurs frères, un peu ou beaucoup d'argent, selon que la pèche a été bonne ou mauvaise."
"Pendant deux mois de l'année, la vie de cette petite population est joyeuse et bruyante ; mais une fois le temps de la pêche écoulé, Douarnenez et Ploaré redeviennent silencieux, et les noces seules peuvent égayer leur vie sombre et monotone."


Logement très improbable de la famille nourricière du jeune Ampart
Douarnenez, vers 1900, Ludovic-Georges Hamon-Tremeur, la Bretagne des photographes, p. 233

Douarnenez, vers 1910, carte postale publicitaire pour la célèbre marque de sardine "Capitaine Cook". via Delcampe

Romance et amour de jeunesse

Bien que plus tardive, la petite maison figurant dans une photographie prise vers 1900 (et remise en scène dans une carte postale publicitaire éditée un peu plus tardivement) illustre l'univers qu'évoque Mélanie Waldor. S'y prolonge la vision pleinement romantique d'une jeunesse "primitive" à Ploaré avec un intérieur réduit, mystérieux, protecteur, face à l'horizon infini de la mer qui se devine dans l'absence d'arrière-plan. Les enfants du roman, de ces cartes postales sont les doubles imaginaires de Thimothée et Catherine, deux enfants de Ploaré très proches dans les imaginaires et très lointains dans les réalités.

"Jeannette et Pierre sont orphelins, et ils ont pour tout bien une petite maison que le père de Pierre a laissée à son fils en mourant, et dans laquelle Jeannette a été élevée. Cette maison est située à Ploaré sur le chemin de Douarnenez, à droite ; elle est placée entre la mer et le cimetière. Son toit est couvert de pariétaires, de mousse et de giroflées fortement enracinées dans la terre que le chaume, devenu vieux, a formé avec sa poussière. Ces plantes parasites vivent gaiement de qui fait la ruine et l'humidité de cette pauvre maison, dont le sol n'est ni carrelé ni planchéié. "

"Or, il arriva qu'un vieux prêtre du Morbihan, qui se rendait à Quimperlé, s'arrêta chez le curé de Ploaré, et qu'il y vit les deux enfants. Ce bon vieux prêtre n'avait jamais voyagé hors de la Bretagne ; il savait, par ouï dire, que les filles qui s'en allaient servir à Paris, y trouvaient des gages assez gros pour qu'il fût possible de s'amasser vite une petite dot.
- Mon enfant, avait-il dit à Jeannette, il te faut aller à Paris.
Jeannette ouvrit de grands yeux, et Pierre fronça le sourcil. Le curé de Ploaré, dont l'âme candide croyait difficilement au mal, dit à son tour :
- Mes enfants, Dieu est partout, à Paris comme en Bretagne, Jeannette est pure comme les anges, il ne lui arrivera pas plus malheur là qu'ici."

Arrive l'inévitable, les jeunes gens se retrouvent et déclarent leur amour réciproque trop tard :

"- Je te pardonne, Jeannette. Je n'ai rien fait pour que tu ne m'aimes plus, je te souhaite plus de bonheur qu'à moi, je te souhaite de ne jamais regretter Ploaré et notre pauvre cabane ! Adieu, je vas [sic] m'en retourner seul à Ploaré... Que dirai-je à Monsieur le curé ? 
- Ah ! Pierre, dis-lui ce que tu voudras ; fais qu'il me pardonne aussi, hélas ! Je ne reverrai peut-être plus Ploaré, ni la mer que j'aimais tant le soir, quand les petites barques rentraient, ni les danses sur la grande route, en face de l'église."

La fin est encore plus dramatique, et la morale certaine : la ville corrompt, l'argent détruit l'innocence, l'amour, la beauté, l'authenticité... Sous Napoléon III, les modèles d'éducation pour jeunes filles autrefois portés par les curés se diffusent désormais chez les Libéraux, s'hybridant au contact de nouveaux rapports sociaux entre bourgeois et domestiques. Ils viendront plus tard enrichir le théâtre de boulevard : le mari et la maîtresse, la femme et l'amant, le fils et la bonne. Avec beaucoup plus de sérieux, dans une sentence rousseauiste, l'ordre moral veut que les fraîches jeunes filles de la campagne restent chez elles ! Elles sont plus heureuses pauvres, dans leur condition naturelle... Quoiqu'il en soit, le Ploaré rustique des peintres, des graveurs, puis des éditeurs de cartes postales, trouve également sa place dans les romans populaires. La vie s'y résume à deux événements, le retour de la pêche et la fête de village. Autour de cela se tissent d'indicibles histoires d'amour que l'imagination voit comme authentiques, pittoresques et aussi robustes que les maisons construites au bord du rivage, à la condition impérative de ne pas s'en éloigner.

Maintenir les liens avec la "famille" de Ploaré


Mais la vie réelle est heureusement moins dramatique, et par conséquent moins surprenante. Thimothée ne tombent pas de facto amoureux de sa "sœur de lait", c'est au contraire un rapport de fraternité qui se tisse puis transparaît dans les registres. Il jette son dévolue sur une voisine, Catherine Pellay (puis Pellé), et les deux amants restent sagement près de Ploaré : avaient-ils d'autres choix ? Les premiers temps, ils partagent certainement la maison de l'une des mères, au moins une année après leur mariage, car leur premier enfant naît à Ploaré. C'est très certainement Louise Le Bihan, mère nourricière de Thimothée, qui les accueille. Celle-ci n'héberge plus qu'une enfant, Victorine Friant, présentée après sa majorité comme sa "fille adoptive". Elle dispose également d'une place suffisante puisqu'en 1872, date qui atteste le départ de Thimothée et de Catherine, elle partage la "maison" avec un autre jeune couple ayant un nouveau né. De fait, la "maison des orphelins" est en réalité une petite construction abritant au moins deux logements, que l'imaginaire de l'époque nous poussait à voir comme un taudis isolé où vivent des indigents. La maison est plutôt une petite construction sur deux étages, comme celles qui abondent encore au cœur de ce village. Elle s'avère assez grande et accueillante pour être divisée en plusieurs logements et partagé entre différentes familles. Il faut revenir vers les registres pour s'apercevoir de la première erreur d'interprétation lorsqu'il fallait retracer l'enfance de Thimothée.

Sa proximité avec sa mère nourricière et sa sœur de lait reste grande. Le second enfant de Thimothée - probablement celui qui va les décider à s'installer ailleurs en 1872 - se prénomme Victorine, comme sa propre "sœur". Le lien est réciproque puisqu'il est témoin de son mariage, le 25 novembre de la même année. C'est alors que l'on apprend que Victorine dite "Friant" se nomme en réalité "Fri" sur son acte de naissance, qu'elle est bien une enfant trouvée dans le tour de Quimper. Un regard plus avisé sur les registres montre qu'elle prend le nom de Friant lorsqu'elle atteint l'âge de raison, s'inspirant d'une femme "Friant" vivant déjà dans la commune - désignée comme une "mendiante" et très certainement bien connue dans ce petit bourg. Se nommer "fri" dans un pays de poisson devait porter à la moquerie... C'est une hypothèse comme une autre. Mais se nommer "Friant", comme une mendiante, est également un choix singulier. Elle rejette en tous les cas son premier nom et, excepté dans la nécessité impérative de présenter des papiers officiels, lors de son mariage, elle reprend par la suite le nom de Friant, y compris pour la déclaration de naissance de chacun de ses enfants.

Le lien entre Thimothée et sa sœur perdurent quelques années. Le premier enfant de sa sœur qui naît l'année suivante porte également le prénom de son "frère". Durant les cinq ans où ils s'éloignent affectivement et géographiquement, ils marquent ainsi l'existence d'un lien. 

Quant à la mère nourricière de Victorine et Thimothée, et de deux autres enfants, elle vit désormais seule. Il est possible qu'elle ait laissé sa maison à sa fille adoptive car elle ne figure plus dans le dénombrement du "bourg de Ploaré". Par contre, lorsqu'elle décède, le 4 février 1878, à l'âge de 72 ans, elle est bien déclarée dans la mairie du village, et signalée comme habitante de la commune. C'est un voisin, Jean Piclet, membre de la famille du mari de Victorine, qui s'occupe de la déclaration.

Il faudrait fouiller dans les moindres détails tous les registres pour en savoir plus, mais un simple jeu de déduction permet de mieux comprendre la vie de cette femme. Le choix d'adopter Victorine signale qu'elle n'a pas d'autre enfant - elle ne pouvait donc pas être la nourrice, au sens de l'allaitement dans les premiers mois. C'est une autre famille de Ploaré qui devait s'en occuper, puis on lui confiait les enfants sevrés jusqu'à ce qu'ils atteignent leur majorité. Elle s'en est visiblement bien occupé et prouve, en adoptant Victorine, qu'elle y est suffisamment attachée pour lui léguer les biens qu'elle possédait (dont la liste a dû se perdre chez un notaire). Les deux enfants qui restent proches, Victorine et Thimothée, fonderont chacun une famille. Quant aux autres enfants dont elle s'est occupée, ils n'entrent pas dans cette recherche, mais il ne faut pas se faire de souci pour eux : ils ont vécu leur vie !

Un petit immeuble de Douarnenez, logement moins improbable du jeune couple Ampart-Pellé.
Douarnenez, vers 1900, Anonyme, Hachette, La Bretagne des photographes, p204

Rue de Pouldavid

Le recoupement des actes de naissance et des recensements permet de déduire une fourchette de temps, entre 1869 et 1871, pour situer le départ du couple Ampart-Pellé de Ploaré et son emménagement à Douarnenez. Leur arrivée dans ce village a été déduite précédemment, grâce à la déclaration du lieu de naissance de leur fils aîné, Emile, dans les articles de presse relatant le naufrage de 1894. Pourquoi cette installation à Douarnenez ? Une opportunité s'est-elle présentée ? La guerre de 1870-1871 intervient-t-elle d'une manière ou d'une autre ? De nombreux Bretons s'engagent dans ce conflit. Comme le signale Jean-François Tanguy : " On est donc en présence d’une situation exactement à mi-chemin entre les forts mouvements de résistance et de révolte de 1793-1794 (et même de l’époque impériale) et la détermination sans faille ou à peu près de 1914." Mais cet engagement ne concerne évidement pas Thimothée Ampart, "marin classé" et jeune père de famille.

L'emménagement est cohérent avec le métier de Thimothée : les habitants de Ploaré sont principalement liés à la vie rurale, ceux de son nouveau quartier sont marins. L'appartement du couple Ampart est situé rue Pouldavid, dans le quartier de Coajou, rattaché à la section de Pen Ar Hoat. Cette rue est probablement l'actuelle départementale 207 reliant Douarnenez à Pouldavid, en dessous du vieux village de Ploaré, très précisément (comme dans le roman de Mélanie Waldor) entre la mer et le cimetière.

Toutefois, vers 1870, il semble bien que cette rue soit déjà "urbanisée", avec de petits immeubles comportant plusieurs appartements. Le temps de la maisonnette au toit de chaume, des sabots ou des pieds nus évoluant sur un sol en terre battue s'achève définitivement, du moins pour la jeune génération. Ils occupent sans doute un modeste logement avec sol en parquet. S'il n'y a pas l'eau courante - luxe réservé à quelques privilégiés dans la décennie suivante -, la vie doit être plus facile dans ce logement, le travail de la ménagère plus aisée. Jean-Michel Le Boulanger note "l’arrivée, dans les décennies 1840 et 1860, de nombreux maçons ou couvreurs appelés par les besoins de construction. Ils s’installent rue de Pouldavid ou à Kérantré, à l’extérieur de la ville. Bientôt, à Pouldavid, ils formeront un milieu social très original de maçons-pêcheurs, rejoignant les embarcations le temps de la saison sardinière.."

En 1872, le registre du recensement indique que la rue Pouldavid regroupe 130 personnes dont 57 déclarent un travail, la plupart des femmes et des enfants se disant "sans profession" : il serait difficile de savoir jusqu'où les enfants aident leur parents, ou ce qui conduit une femme à se déclarer couturière, ménagère, ou ramendeuse (réparation des filets) sachant que la plupart d'entre-elles effectuaient ces tâches. Il semble envisageable que le fait de déclarer cette profession signale un travail effectué à l'extérieur de la cellule familiale. Parmi les travailleurs déclarés, la moitié sont marins ou mousses (28), à laquelle s'ajoute un quart ayant une activité directement liée à la pèche : manœuvres (3), soudeurs de boites de sardines (3), ramendeuses  (4), tonneliers pour le stockage du poisson (2) et cordonniers pour les sabots-bottes de pécheurs (rehaussés de cuir), ainsi que des douaniers (3) chargés de la surveillance des côtes. Parmi les métiers courants au XIXe siècle, sur la côte ou dans la campagne, on compte des journaliers (2), couturières (3), ménagères (2).

Finalement, les métiers liés à la construction sont devenus rares et représentent seulement trois cas individuels : un charpentier, un scieur de long, un menuisier. Là encore, ils peuvent se rattacher à la construction des bateaux. La liste s'achève sur une ouvrière, un débitant et, singulièrement, un "aspirant instituteur"... Très probablement l'un de ces bons élèves porté par l'école de la République.

Pour entrer dans les détails, la rue de Pouldavid présente en tout onze "maisons" qui abritent les 42 "ménages", soit une moyenne de quatre logements par immeubles. Aux côté des Ampart/"Pellaé", "ménage" formé d'un mari marin, d'une femme dite "sans profession" et d'un enfant, vivent huit autres familles : Le Goff / Vittoch (manoeuvre, 2 enfants), Moane / Join (marin, 3 enfants), Queffurus / Gouénon (marin, 6 enfants), Le Carré / Kersalé (journalier, sans enfant), Brenner / Pennec (cordonnier, 4 enfants, un adulte cohabitant), Legrand Sévellec (Charpentier, un enfant), Chapelain / Bouleau (marin, un enfant), et mesdames Bouleau et Coubin vivant avec quatre enfants. Cet immeuble avec neuf logement et des familles nombreuses est l'un des plus densément occupé du quartier, même si les professions des hommes correspondent au reste de la rue.

vers 1880, Douarnenez  port du Rosmeur vu vers Ploaré, Joseph-Marie Villard, ADF

Le pêcheur et la vie de couple


Il faut dès lors imaginer la vie du couple avec un jeune enfant, entouré de familles nombreuses dans des immeubles à l'isolation très contestable (relativement aux critères actuels). Si l'imagination d'une romancière promeut une misère heureuse dans l'authenticité du terroir, la quasi-misère de la réalité ne doit pas être facile à vivre, après des journées de pêche, quel repos possible pour l'homme ? Quel rôle pour la femme ? Si la séparation tragique d'un amour d'enfance brisé n'a pas d'existence ici, les sentiments, l'intimité, ne sont pas facilement imaginables. Tout comme l'enfant chéri, l'amour intime apparaissant dans la littérature reste un privilège inaccessible pour de simples marins-pêcheurs.

Toutefois, leurs conditions s'améliorent progressivement. En 1876, le couple vit encore rue Pouldavid, ce que confirment les actes de naissance. Ils déclarent désormais deux enfants en bas âge, Victorine et Marie-Josèphe ; l’aînée, Marie-Perrine, ne figure pas cette liste, mais elle réapparaîtra plus tard. Ils se trouvent cette fois dans un immeuble plus habituel" partagé seulement par quatre familles : Carn / Rivier (marin, 3 enfants), Blaise/Hir (marin, 4 enfants), Joncourt/Cururi (journalier, 2 enfants).

Un paysage social se dessine nettement autour de Thimothée. Si son logement semble se normaliser lentement, sa condition culturelle évolue également. À la naissance de son premier enfant, le maire signe seul, en ajoutant la formule d'usage : "le père et les témoins ayant déclaré ne le savoir" (en 1868) ;  puis on voit sa signature apparaître, tout d'abord tremblante au deuxième enfant (en 1872), elle s'affirme beaucoup moins hésitante au troisième (en 1875). Si l'on pouvait encore douter de sa détermination, cet apprentissage tardif de l'écriture vient souligner sa volonté de changer de condition. Mais il ne signe plus pour l'enfant suivant : le marin pêcheur joue-t-il son propre rôle social, fait profil bas ou décide de ne plus faire cet effort ?




1857, Douarnenez,  Furne et Tournier, voyage en Bretagne, numéros 62, 63, 69 via stereotheque.fr

L'arrivée des photographes à Douarnenez.

De son enfance à son mariage,Thimothée paraît évoluer sous le pinceau d'artistes-peintres en quête de scènes pittoresques et folkloriques. Quant aux dix à douze années passées par le jeune couple à Douarnenez elles correspondent à un changement dans la représentation de la région. Pour les peintres de la capitale, la décennie 1870 marque l'avènement du mouvement Impressionniste : les plus célèbres de ces peintres sont de la génération de Thimothée, et ils atteignent alors une certaine maturité dans leur art. Mais l’Impressionnisme est un phénomène invisible; car la question de réinventer la peinture reste une affaire d'élite intellectuelle. Pour la plupart des gens, la nouveauté consiste probablement à voir moins de peintres inconnus s’installer dans un recoin de la campagne, alors qu'apparaissent les premiers "photographes", lourdement équipés, s'éloignant guère des bords de chemin, et capables de vous demander de ne plus bouger.

Dans les livres de notre bibliothèque, par conséquent disponibles en confinement, figure un gros ouvrage illustré : la Bretagne des photographes. En prenant le temps de numériser quelques pages, l'ambiance de Douarnenez à la fin du XIXe commence à surgir.

Les premiers photographes a visiter Douarnenez sont les cousins Furne et Tournier, en été 1857. Il font quelques grands formats pour des particuliers, mais cherchent surtout à diffuser une très imposante série d'images stéréoscopiques colorisées vendue sous le titre La Bretagne au Stéréoscope : voyage pittoresque et artistique suivant une annonce publiée dans le journal La Lumière. L'idée est celle de la réalité donnée par ces vues en relief reconstituées.

Mais les clichés de la carte postale ne sont pas loin.

L'arrivée sur Douarnenez est probablement l'occasion d'un changement, de tourner une page. Fallait-il cette étape pour que le poids des préjugés pesant sur cet enfant trouvé s'allège. C'est également à cette époque que l'orthographe du nom de sa femme est modifié pour se stabiliser en "Pellé" et non plus "Pellay". La signification de ce changement n'est pas aisément compréhensible - mais il ne s'explique pas uniquement comme des erreurs successives par les préposés aux écritures. des À vingt-cinq ans, il fonde une famille avec Catherine Pellé (vers 1842-...), présentée comme "ménagère" dans les recensements et dans l'acte de mariage de l'un de ses fils..

Les premiers photographes  parcourant Douarnenez sont les cousins Furne et Tournier, dès l'été 1857. Il font quelques grands formats pour des particuliers, mais cherchent surtout à diffuser une très imposante série d'images stéréoscopiques colorisées vendue sous le titre La Bretagne au Stéréoscope : voyage pittoresque et artistique suivant une annonce publiée dans le journal La Lumière. Le principe de cette technique est d'offrir une vue en volume et en couleur, la plus proche possible des sens naturels..La célèbre idée d'Eugen Webersur "la Fin des terroirs" qu'il débute en 1870 n'est-elle pas aussi le produit d'une imagerie nouvelle, qui n'est plus celle du roman, de la gravure ou de la peinture. C'est un choc certain de savoir que la représentation de notre environnement  (des visages aux paysages) correspond à un fait captable par une technique reproductible. Ce que l'on identifiera plus tard comme la définition même d'une preuve scientifique.

La photographie est si proche de la réalité qu'elle semble donner raison à tous les idéaux artistiques du mouvement Réaliste. La réalité existerait bien. Sur un plan politique, surgit au même moment le Marxisme qui veut redonner au fait matériel toute son importance face à la puissance immatérielles du capital. La décennie 1870 marque un grand changement, un basculement aussi pour la Bretagne qui passe du conservatisme royaliste au progressisme social... Un changement d'idée que l'on aurait pu trouver entre Thimothée père et Thimothée fils...

Quant à la réalité paysagère, elle évolue au moment de son départ, marquée par l'événement officiel du moment : la construction d'un pont ferroviaire à Pouldavid. Le train va bientôt relier Douarnenez à Quimper. Les photographes ne manquent pas cet événement moderne, que les peintres doivent déplorer... Peut-être les pêcheurs s'inquiète de voir arriver tant de gens dans leur paisible bourgade ?


Pont ferroviaire de Pouldavid en construction 1880-1885, via structurae


Bibliographie

Croix, Alain. Marc Rapilliard, Didier Guyvarc'h. La Bretagne des photographes la construction d'une image de 1841 à nos jours, PUR, 2012.

Le Boulanger, Jean-Michel. Douarnenez de 1800 à nos jours : Essai de géographie historique sur l’identité d’une ville. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2000 [books.openedition]

Madec, Annick, « Le cas des Bretons de Paris. Presse, sciences sociales et politique : la construction d'une catégorie », Ethnologie française, 2011/2 (Vol. 41), p. 333-341. [cairn.info]

Tanguy, Jean-François. « La Bretagne entre conquête républicaine et intégration nationale : 1870-1914 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, Rennes, PUR, pp.71-96 [journals.openedition]

Waldor, Mélanie. Jeannette, Paris, éd. Poulet-Malassis et de Broise, 1861, 297 p. [Gallica]


Lieu d'habitation (Douarnenez, recensement 1872)

  • Douarnenez, Coajou, au 3, rue de Pouldavid


Parents


  • Thimothée Ampart "exposé" le 29 mai 1843 : 29 ans (Douarnenez, 1872)
  • Marie Catherine Pellé, née vers 1943 : 30 ans (Douarnenez, 1872)


Enfants nés à Douarnenez - âge inscrits dans les recensements :

  • Marie-Joseph née vers 1868 : 4 ans (Douarnenez,1872)
  • Victorine, 1872 : cf. Audierne
  • Marie (fille), née vers 1875 :  cf. Audierne
  • Emile Marie Ampart né le 16 septembre 1877 (Douarnenez)
  • Thimothée Marie Ampart, né le 2 juin 1880 (Douarnenez)

Archives -registres :


1872, Douarnenez, ADF 6 M 255 (double-page n°7)  Recensement, Coajou, au 3, rue de Pouldavid

1872, Douarnenez, acte de naissance, deuxième fille Victorine Madeleine ADF 3 E 61 9 3
(mariage signalé en 1901 à Audierne avec Guivarc'h)
première signature hésitante de Thimothée père

1875, Douarnenez, acte de naissance,  troisième fille Marie Josephe 3 E 61 10 2 B
signature plus affirmée de Thimothée père


1877, Douarnenez, Acte de naissance de l'aîné des garçons, Emile , 1877
Thimothée père ne signe plus....

1880, Douarnenez, Acte de naissance du deuxième garçon, Thimothée fils, 1880
(mariage signalé avec Marie Guédez, Douarnenez, 8 mai 1905)
Thimothée père ne signe plus....

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