Le portrait qu'offre Alain Corbin et les nombreux historiens ayant travaillé sur le littoral avant 1840, est plus poétique que toutes les descriptions qui pourront surgir en décrivant des périodes plus tardives. La décennie 1850 ouvre pleinement l'ère industrielle et amorce une époque d'objectivité et de progrès, de rationalité et de normes, voire de normalité. Les monuments qui attiraient les premiers voyageurs sont désormais des objets d'études surveillés par l'administration, captés par la Mission héliographique. Des photographies, que l'on pourrait voir comme tristement réalistes, surgissent à la place d'improbables gravures "pittoresques". Thimothée est né un peu trop tard pour que son portrait ait comme socle un discours merveilleux où se mêleraient culture antique et croyance médiévale, fusionnant dans un même tout. La rationalité qui submerge la seconde moitié de ce siècle commet un double meurtre, brûlant à petit feu la culture et la croyance. Il serait donc trop tard pour qu'un coin de ciel se mette à flamboyer à la manière d'un Turner ? Trop tard pour que la mer s'étende à l'infini, comme dans un tableau de Friedrich ? Trop tard, vraiment ?
Pas exactement, Thimothée est peut-être né exactement au bon moment. Certes, les premiers romantiques, les plus célèbres novateurs se placent une ou deux générations derrière lui, mais les esprits refusent encore d'emprunter une autre direction. Les artistes de 1850 ne sont pas post-romantique. Bien au contraire, et même s'ils apparaissent "secondaires", la plupart des créateurs entrent à leur tour dans cet élan et deviennent des "néo-romantiques". Si les photographes sont encore très rares et pour la plupart parisiens, des foules de petits Provinciaux succèdent aux célébrités et viennent dépeindre les monuments oubliés de leur région. L'époque n'est plus à l'inventivité, mais à la diffusion, à la propagation, à la contamination, autant qu'à la provincialisation. Elle est, en ce sens, déjà pleinement industrielle dans sa capacité à normaliser. On peut donc, dans chaque ville et village, trouver un "portrait romantique" de tout et de n'importe quoi. La mode est au pittoresque... Peu importe le lieu où naquit Thimothée, il en surgira toujours une gravure touchante. L'émotion n'est plus l'apanage d'une élite venue de la capitale.
Pas exactement, Thimothée est peut-être né exactement au bon moment. Certes, les premiers romantiques, les plus célèbres novateurs se placent une ou deux générations derrière lui, mais les esprits refusent encore d'emprunter une autre direction. Les artistes de 1850 ne sont pas post-romantique. Bien au contraire, et même s'ils apparaissent "secondaires", la plupart des créateurs entrent à leur tour dans cet élan et deviennent des "néo-romantiques". Si les photographes sont encore très rares et pour la plupart parisiens, des foules de petits Provinciaux succèdent aux célébrités et viennent dépeindre les monuments oubliés de leur région. L'époque n'est plus à l'inventivité, mais à la diffusion, à la propagation, à la contamination, autant qu'à la provincialisation. Elle est, en ce sens, déjà pleinement industrielle dans sa capacité à normaliser. On peut donc, dans chaque ville et village, trouver un "portrait romantique" de tout et de n'importe quoi. La mode est au pittoresque... Peu importe le lieu où naquit Thimothée, il en surgira toujours une gravure touchante. L'émotion n'est plus l'apanage d'une élite venue de la capitale.
Les années d'enfance et de jeunesse à Ploaré sont bien celles où la région rencontre le dessin et la peinture. Jean-Marie Villard (1828-1899), fils du menuisier de Ploaré, est lui-même saisi par cette vocation qu'il transmet à ses enfants et petits-enfants, tous peintres et photographes. La Bretagne attire alors des artistes venu du monde entier pour y saisir une forme d'authenticité. Le peintre inspiré du mouvement romantique interprète alors de trois manières différentes la dimension pittoresque d'un lieu : la lumière intérieure d'un Rembrandt (ou pénétrante d'un Vermeer) pour des intérieurs rustiques et mystérieux, la précision floue d'un Réalisme déjà proche de l’Impressionnisme pour des extérieurs sauvages et lumineux, et le retour aux perspectives classiques et hollandaises pour des scènes folkloriques prises sous une lumière douce et égale... Dix ou vingt ans avant l'école de Pont-Aven, ces trois approches ne sont pas sans évoquer les trois courants littéraires d'une typologie qui resiste au temps : le Réalisme, le Naturalisme, et l'aboutissement du Romantisme dans une ligne régionaliste...
Si ces trois courants se croisent en effet au milieu du XIXe siècle, créant un arrière plan tragique, que peut-on dire du bonheur de vivre qui pourrait animer cet enfant trouvé de Quimper ? Répond-il aux stéréotypes de son temps ? Probablement pas, car il reste volontairement aux côtés de sa famille nourricière plusieurs années après sa majorité, jusqu'à son mariage. Croise-t-il l'un de ces peintres ? Certainement, au moins le fils du menuisier... Sait-t-il lire, écrire ? Nous apprendrons plus tard que non. Sont-ils des gens croyants dans ce village ? Et Le jeune couple s'est-il mariés dans l'église de Ploaré ? C'est a espérer tant l'endroit semble encore séduisant, avec ses boiseries repeintes approximativement au moment de l'événement.
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1872, Wylie Robert, La Sorcière bretonne, via Wikipedia |
Une certaine image de l'enfance
Timothée est signalé comme "enfant trouvé" venant de l'hospice dans tous les registres. La répétition de ce statut est une contrainte administrative, probablement liée à la nature d'une déclaration qui ouvre certains droits et certaines obligations - notamment la possibilité d'être réaffecté pour travailler afin de dédommager l'institution des frais de nourrice... La pesanteur de ce signalement donne une image singulière à un étrange logement où l'on trouve à la fois un couple, une vieille domestique, et quatre enfants trouvés. Comment ne pas penser aux Thénardier ? Il s'avère parfois difficile d'échapper aux stéréotypes que le XIXe siècle produit sur lui-même, avec un génie certain. Nous croisons Victor Hugo partout, de l'invention du monument historique dans Notre-Dame de Paris (1831) à celle du courageux marin dans Les travailleurs de la mer (1866), en passant évidement par les orphelins dans Les Misérables (1862). Comment échapper à ce piège.Si le travail des enfants est légalement interdit dix ans plus tard (loi de 1874), et l'instruction primaire rendue obligatoire vingt ans après (loi de 1882), le "piège du dolorisme" que souligne régulièrement Alain Corbin dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot... nous guette en permanence. De fait, les archives ne retiennent que le négatif (bien qu'internet ne donne malheureusement pas encore accès aux archives judiciaires), et reflète la condescendance administrative qui s'associe à la perception contemporaine des hiérarchies sociales et des valeurs productive. Il faut citer, pour exemple, les femmes presque toujours signalées comme "vivant du travail de son mari", ou "sans profession", parfois seulement gratifiées de "ménagère". Le travail domestique n'a ni valeur économique, ni existence administrative. Mais que représente-t-il en effort ?
Mais ce n'est pas du côté des femmes que Victor Hugo va se montrer inventif, c'est dans l'image de l'enfant qu'il est très présent, marquant définitivement une filiation entre les premiers romantiques et les idéaux rousseauistes. Léa Grandjean, spécialiste de la question des enfants dans Les Misérables, conclut ainsi : "Si Cosette, Gavroche et Éponine deviennent des figures mythiques dépassant les frontières de ce siècle et de notre pays, c’est bien que les mots ont le pouvoir de devenir une arme pacifique permettant de combattre et de défendre une cause. À travers une telle argumentation indirecte mettant en scène des êtres de papier, Victor Hugo réussit peut-être encore plus que s’il avait élaboré un discours argumentatif sur la défense des droits des enfants." L'argument s'achève sur ce poème :
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris. Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître
Innocent et joyeux.
Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers
Tiré du recueil Les Feuilles d’automne, "Lorsque l’enfant paraît" est daté de 1831. Il offre une vision romantique particulièrement décalée des réalités d'hier et d'aujourd'hui... Qu'en en aurait pensé Thimothée, s'il avait été plus âgé, et s'il n'avait pas été analphabète ? Le "ravissement de la famille" pour un orphelin semble aussi réaliste que les "pleurs vite apaisés" aux yeux de tous les parents qui ont vécu les nuits blanches des premiers mois... Tout comme cet apaisement sous-entend l'aide d'une "nurse", ce bonheur est un luxe réservé aux familles les plus aisées. Victor Hugo, dans la suite de Rousseau, a probablement aidé à offrir une meilleure place à l'enfance, mais dans un avenir encore très lointain... Il nous montre surtout un contraste social que l'on perçoit nettement dans le tableau La Sorcière, du peintre américain de l'école de Pont-Aven : contraste entre une femme vieille, du peuple breton, et une famille plus aisée, plus bourgeoise, qui entoure avec inquiétude le nouveau né. La distance sociale est aussi une frontière mystérieuse, porteuse de magie, de croyance et de miracle.
Inutile d'insister sur cet idéal qui n'existe pas hors d'un milieu riche et cultivé, comme le rappelle Catherine Rollet : "Il faut attendre les années 1840 pour que l'on se préoccupe de limiter le travail des enfants, et les années 1860 pour que l'on prenne conscience que leur survie constitue une véritable question démographique et sociale. Durant tout le siècle, les parents, pauvres ou riches, affrontent la souffrance face à la maladie et à la mort de leurs enfants. Les abandons se produisent par dizaines de milliers et les orphelinats se multiplient, la probabilité pour l'enfant de perdre ses deux parents n'étant pas négligeable. L'enfant assisté, après quelques jours passés à l'hospice, se voit rapidement confié à des nourriciers pour qui la tentation est grande de se rembourser des efforts consentis en exploitant sa force de travail, ce qui peut se muer en un véritable esclavage. L'abandon entraîne un haut risque de mortalité dans l'enfance, qui reste élevé durant tout le XIXe siècle."
Gabriel Désert, qui a étudié finement le cas des orphelins en Normandie, insiste sur le souci administratif du placement dans les familles nourricières "Le ministre de l'Intérieur, Duchâtel, suggère, dans une circulaire du 13 août 1841, que le tarif des mois de nourrice et des pensions soit relevé. Il s'appuie sur le fait que depuis trois décennies "les diverses denrées ont augmenté de prix". A cet argument socio-économique il ajoute une réflexion morale et éducative. Des nourrices, trop mal rémunérées, feraient mendier les enfants qui leur sont confiés ou refuseraient de les envoyer à l'école. En conclusion il affirme, trait révélateur de sentiments humanistes : "c'est surtout l'insuffisance des salaires qui amène les mauvais placements dont les enfants sont les premières victimes" [...] La circulaire ministérielle du 21 juillet 1843 se préoccupe aussi de la situation des enfants placés en nourrice. Elle fixe la composition de la "vêture" des enfants assistés, vêture qui doit être fournie par les hospices, au moins théoriquement, car le décret impérial de 1811 n'évoque que la layette. Cette omission donne d'ailleurs lieu à des litiges entre certaines administrations hospitalières et les Conseils généraux."
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1870, Villard Jean-Marie, Intérieur Breton, Musée dép. de Bretagne, Quimper |
La famille nourricière
[Ajout de Pierrick Chuto] Dans les registres, le père nourricier domine toujours, même si l’on sait que c’est la femme qui s’occupe de l’enfant. D'autre part, s'ils n'ont pas eu d'enfant, ils n'auraient jamais dû de ce fait avoir des enfants en nourrice, à moins qu'ils aient eu une vache...
La "famille Trellu-Bihan" se dessine d'un recensement à l'autre : Jean Trellu, journalier de 48 ans, Louise Bihan "sa femme vivant du travail de son mari", âgée de 46 ans, Jeanne Biscon, domestique, veuve de 67 ans, puis d'autres enfants hébergés "au compte de l'hospice" : Marie Catherine Nivel (7 ans) et Thimothée Ampart ("6 ans", en réalité 8 ans). Cette première déclaration de 1851 diffère amplement de la suivante, en 1856, la servante n'est plus là, ni la fille plus âgée, seul Thimothée reste (alors âgé de 13 ans), avec deux autres enfants signalés "trouvés" dans la liste : Françoise Eaustic (11 ans) et Victorine Friant (7 ans). Cette situation est exceptionnelle dans le bourg, les seuls autres orphelins étant hebergés chez les tailleurs.
[Ajout de Pierrick Chuto] Nivel et Friant n’apparaissent pas parmi les enfants trouvées, peut-être abandonnées, ou orphelines, ou venues de la ville et mises en nourrice à la campagne par leurs parents.
Par la suite, le descriptif qui accompagne le profil de Mme (Le) Bihan ne précise plus qu'elle vit "du travail de son mari". Cette qualification singulière - qui contraste avec la plupart des autres femmes, signalées comme "ménagères", soit épouse du "chef de ménage" - s'explique car le mot "infirme" s'ajoute en dessous de son nom avec, dans la rubrique des remarques complémentaires, "boiteuse". Ce handicap explique qu'elle soit considérée administrativement comme une charge et non comme une aide à l'intérieur du "ménage". Avec cette femme boiteuse entourée d'orphelins, un nouveau stéréotype du XIXe siècle surgit immédiatement, allant du livre Les Misérables de Victor Hugo (1862) au film La cité des enfants perdus de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro (1993). Que faut-il en conclure ? Probablement que le travail non-inscrit d'une "ménagère" va demeurer invisible jusqu'au XXe siècle, mais n'en reste pas moins une très lourde tâche. Il fallait aux femmes ne pouvant pas le prendre entièrement en charge, trouver une solution alternative - y compris hors des sentiers de la bonne réputation...
Cette famille, comme celles des "indigents", offre de grandes variations d'une déclaration à l'autre, avec de nombreuses remarques. En 1866, le mari est décédé et Mme (Le) Bihan devient "fileuse", seul métier qu'elle peut en effet exercer chez elle, sans trop se déplacer. On retrouve ici la fonction des femmes âgées depuis l'Antiquité grecque ! Les enfants sont grands : Marie Nivel réapparaît comme "journalière" âgée de 22 ans, aux côtés de Victorine Friand "faiseuse de filets". Françoise Eaustic ne figure pas dans cette liste.
Quant à Thimothée, le registre militaire de 1863 indique qu'il est "marin classé" et "dispensé" du service militaire traditionnel - ce qui ne veut pas dire qu'il effectue un service dans la marine. Dans le registre départemental correspondant à son année de naissance (1843, pour la classe 1863), environ un jeune sur quatre est ainsi dispensé, pour la grande majorité en tant que "marin classé". Le Code Maritime, publié chez Legrand en 1839, précise toute l'histoire et les modalités de cette situation particulière qui concerne "toutes les villes et communautés des côtes maritimes" depuis Colbert, avec ses commissaires, ses capitaines et ses "marins classés". Pour être "marin classé", il faut être inscrit parmi les "gens de mer" et l'on peut s'embarquer comme volontaire dès l'âge de 18 ans dans la marine nationale, avec l'autorisation des parents ou tuteurs.
L'embarquement volontaire peut se faire à 20 ans. Mais, en réalité, ces "classés" sont une main d'oeuvre à disposition de la marine militaire, enregistrés officiellement et qui ne peuvent refuser un éventuel appel avant l'âge de 50 ans ("levée"). La plupart continuent leur travail de pêcheurs. L'enrôlement de ces "classes" n'a lieu que si le contingent de volontaires s'avère insuffisant : sont alors appelés successivement les "célibataire", puis les "veufs", puis les "hommes mariés sans enfant", et en dernier recours les pères de famille...
Si Thimothée était probablement mousse depuis plusieurs années, il devient officiellement marin à la suite de cette inscription à l'âge de 20 ans. Il apparaît sous ce statut à partir de cette date, et reste chez sa nourrice, même lorsqu'il dépasse l'âge correspondant à sa majorité, soit 21 ans.
La présence des enfants aux côté de Mme (Le) Bihan, après leur majorité, alors qu'ils disposent tous d'un travail, permet enfin de sortir des préjugés romantiques. Un attachement affectif, la nécessité de l'entr'aide, et, peut-être même, comme le suggère la complémentarité des métiers exercés par les enfants et leur nourrice, une autonomie de groupe : l'une tisse, l'autre noue les filets, le troisième pêche, et une dernière rapporte un peu d'argent frais en se faisant embaucher comme journalière. C'est aussi un monde de femme : après le décès de Jean Trellu (6 octobre 1865), Thimothée est l'unique garçon vivant dans ce foyer composite.
La présence des enfants aux côté de Mme (Le) Bihan, après leur majorité, alors qu'ils disposent tous d'un travail, permet enfin de sortir des préjugés romantiques. Un attachement affectif, la nécessité de l'entr'aide, et, peut-être même, comme le suggère la complémentarité des métiers exercés par les enfants et leur nourrice, une autonomie de groupe : l'une tisse, l'autre noue les filets, le troisième pêche, et une dernière rapporte un peu d'argent frais en se faisant embaucher comme journalière. C'est aussi un monde de femme : après le décès de Jean Trellu (6 octobre 1865), Thimothée est l'unique garçon vivant dans ce foyer composite.
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Ploaré vers 1850, Caradec Louis, musée de Bretagne, femme en costume de fête |
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Le mariage
La perception des enfants abandonnés à travers la pratique du mariage a été étudié à Lyon, il permet de voir comment la situation des orphelins s'est améliorée à partir du milieu du XIXe siècle : "par souci humaniste ou pour éviter que les anciens enfants abandonnés ne viennent grossir les rangs d’un monde populaire remuant et contestataire, les hôpitaux lyonnais favorisèrent le maintien de ces enfants dans leur région de mise en nourrice. Les garçons doivent devenir majoritairement ouvriers agricoles et les filles domestiques de ferme dans des campagnes qui commencent à manquer de bras serviles. Mais là encore, les archives des institutions sont très lacunaires et ces enfants semblent se « volatiliser ». Il n’est plus question d’eux qu’à travers quelques faits divers qui viennent confirmer le caractère vicieux de ces enfants du péché !" (Brunet, Guy & al., 2002)
Le même phénomène devrait probablement pouvoir être observé en Bretagne. "Exposé" à Quimper, Thimothée Ampart reste chez sa nourrice après l'âge de 12 ans, il est certainement envoyé en bord de mer pour devenir pêcheur - tout comme les enfants de Lyon, du fait de leur implantation dans la campagne finissait par offrir leurs bras aux cultivateurs de la région. Mais la normalité de cette situation s'arrête souvent à ce stade.
"Constituant une population spécifique, les anciens enfants abandonnés accédant au mariage peuvent bien faire l’objet d’une « microanalyse quantitative ». Les premiers éléments livrés ici révèlent un accès difficile et souvent tardif au mariage, particulièrement pour les hommes. De ce fait, la pratique du concubinage, la sur-venue d’enfants naturels légitimés ultérieurement, peuvent aussi bien refléter ce difficile accès au mariage qu’un comportement voulu et revendiqué, reflétant ce qu’une certaine littérature populaire considérait comme « tares » innées de ces « enfants du vice »."(Brunet, Guy & al., 2002)
L'accès au mariage dès l'âge de 24 ans marque donc pour Thimothée une relative "réussite", du moins dans le sens d'un conformisme attendu par le reste de la société. Était-il particulièrement méritant pour être ainsi accepté par sa belle-famille ? Difficile de savoir ce que représente cet événement précis dans le village de Ploaré, quels échos, quels "ragots" l'entourent. Une bonne moitié de la population vivant dans une certaine précarité, les jugements bourgeois n'ont pas lieu d'être. Un indice s'offre cependant : la mère de la mariée est veuve... tout comme la mère nourricière. L'absence des hommes offre-t-il plus de tolérance vis-à-vis de cette union atypique ? Le poids de la religion est-il important ? Tous les noms des enfants du couple; et des bateaux que possédera Thimothée, sont par la suite fortement rattachés à la religion catholique... Mais cela ne constitue pas une preuve puisque c'est la règle dans cette région.
En saisissant "mariage histoire sociale XIXe siècle" sur les plateformes de recherche afin de trouver d'autres publications universitaires en ligne, il faut une fois de plus constater la difficulté de rencontrer une "vraie situation" et des "données" relatant des approches contemporaines. Trop prises dans l'actualité militante et dans les intérêts d'éditeurs (y compris universitaires), ces publications sur le genre sont pour la plupart protégées, et leurs auteurs donne l'eau à la bouche en offrant de très brefs résumés, où rien n'est dévoilé, où l'histoire n'est jamais déflorée...
Peinture. Du fait de cette inaccessibilité des savoirs, cette première approche restera donc enfermée dans les généralités et les stéréotypes. Par chance, ils ne manquent pas ! L'idéal populaire à l'époque de Napoléon III, tel qu'il est exposé au Salon, reflète le regard que Paris porte sur les Provinces de France.
Mais les premières images viennent d'un peintre de Brest, Louis Caradec (1802-1888), qui parcourt la Bretagne pour faire des portraits de costumes. Les wikipedistes affirment que son album aurait été offert à l'Empereur. Le fait est facile à vérifier dans une description de ce voyage. Cependant, Gallica étant une fois encore indisponible, il faut chercher le récit ailleurs... Par chance, il est mis en ligne par une certaine "Bibliothèque Numérique Bretonne et Européenne". On trouve dans cette édition du Récit du voyage de leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice en Normandie et en Bretagne, page 77, la description de la donation de l'album par le maire de Brest, le 11 août 1858 :
"Avant de remonter en voiture, l'Impératrice a bien voulu accepter un album que lui a présenté le maire de Brest ; il contenait les portrait à l'aquarelle des paysans bretons, en grand costume traditionnel, dessinés par M. Caradec, artiste distingué".
Bel exemple d'art régional officiel, le beau est au rendez-vous, car l'Ailleurs est en France à cette époque, et les français de cet Ailleurs semblent fiers de se présenter dans leurs tenues traditionnelles, comme le feront plus tard les indigènes des colonies... S'amusent-on de ces paysans endimanchés ? Sont-t-ils heureux d'être ainsi exposés au regard de l'Empereur et de l'Impératrice qui, dans le Récit du voyage, reçoivent des vivats à la moindre occasion. Thimothée et sa femme avaient-ils des costumes aussi élaborés lors de leur mariage ? quel prix pour d'aussi belles matières ? Sa femme est parfois déclarée comme "couturière", comme beaucoup d'autres, combien d'heures a-t-elle passé à préparer les beaux costumes pour les fêtes, pour les noces. La temporalité semble bien différente à une époque où la noce représente la fête d'une vie - que l'on prépare des mois durant, le temps des fiançailles, avant d'entrer dans l'inconnu relatif de la sexualité.
Pour se représenter la noce de 1867 (après la messe), lorsque Thimothée et Catherine se sont liés l'un à l'autre dans l'église, il faut trouver un nouveau tableau. Le plus évocateur date précisément de 1863, et c'est un peintre parisien, Adolphe Leleux, en balade dans la région, qui découvre la beauté des "noces" à l'intérieur des terres, à Bannalec, près de Pont-Aven... La Bretagne s'ouvre aux voyageurs cherchant de l'authentique, bientôt à portée de train et si bien décrit dans les "itinéraires". Mais le tableau est excessivement théâtrales, trop proche de l'Ecole flamande, trop pittoresque ! Peu importe, il faut l'adopter à défaut de mieux pour se représenter la fête.
Cette "noce", trop belle pour être vraie, n'est certainement pas celle de ces deux enfants pauvres sur lesquels pesait sans doute lourdement le regard des autres. Il ne faut pourtant pas dramatiser. Le mariage du jeune couple conduit inévitablement à rechercher la naissance d'un enfant l'année suivante, dans l'espoir (malsain) de découvrir un accouchement à moins de neuf mois ! Une mauvaise date, et l'on se dirait que la chose était un arrangement... Mais les mauvais esprits, d'hier ou d'aujourd'hui, seront déçus en apprenant que la jeune femme donne naissance à Marie Perrine le 4 mai 1868, 9 mois et une semaine après leur mariage, le 29 juillet 1867. L'écart entre les dates pousse inévitablement à l'interprétation : ce n'est pas un mariage obligé, mais un mariage "consommé", sans le moindre doute... Rien ne contraignait donc ces deux jeunes gens à s'unir, si ce n'est la réciprocité de leurs sentiments... Une fois encore, les interrogation sur une histoire d'amour, dans un tel contexte, sont innombrables.
Bibliographie générale
Rollet, Catherine, Les enfants au XIXe siècle [compte-rendu]. In : Rohrbasser, Jean-Marc. Population Année 2002 57-1 pp. 213-216
Grandjean, Léa. "La place et les figures de l’enfant dans Les Misérables". Education. 2019. ffhal02355173f
Gougelmann, Stéphane, Anne Verjus. Écrire le mariage en France au XIXe siècle, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, coll. « Des deux sexes et autres », 2017, 462 p. [résumé]
Brunet, Guy, Alain Bideau, et Marie-Nolwenn Gerbe. « Vers une insertion sociale ? le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle », Annales de démographie historique, vol. no 104, no. 2, 2002, pp. 161-174.
Désert, Gabriel. "Les enfants assistés en Normandie occidentale : 1815-1860", Études Normandes Année 1993 42-1 pp. 37-56
Brunet, Guy, Alain Bideau, et Marie-Nolwenn Gerbe. « Vers une insertion sociale ? le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle », Annales de démographie historique, vol. no 104, no. 2, 2002, pp. 161-174.
Désert, Gabriel. "Les enfants assistés en Normandie occidentale : 1815-1860", Études Normandes Année 1993 42-1 pp. 37-56
Archives - registres
1833 - Trellu Jean et Le Bihan Louise mariage ADF 3 E 203 22 1 |
1851 Ploaré Ampart Thimothée père ADF 6 M 512 |
1856 Ploaré Ampart Thimothée père ADF 6 M 512 |
1861 Ploaré Ampart Thimothée père ADF 6 M 512 |
1863 Finistère Listes départementales du contingent Ampart n°296 ADF 1 R 830 - Classe 1863 - n°5 à n°1953 double page 74 |
1865 Ploaré Trellu Jean décès ADF 3 E 203 34 3 |
1866 Ploaré Ampart Thimothée père ADF 6 M 513 A |
1866 Pellé Catherine Ploaré ADF 6 M 513 |
1867 Ampart Thimothée père et Pellé Catherine, acte de mariage (29 juillet), ADF 3 E 203_25_5 B On y apprend que Marie Pellé ou Pellay est née le 8 juin 1841 à Plonéis |
1868 Ampart Marie Perrine, acte de naissance (4 mai), ADF 3 E 203-15-6 |
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