
Télérama en parle et, d'un coup, la France vibraille sur fond de musique baroque. Les Indes galantes de Rameau nous ont surpris sur la route de la vraie forêt, dans la montagne de Reims, alors que nous écoutions France musique ou Radio classique. Les enfants adorent.
Je me demande pourquoi, d'un coup, ce moment collectif, cet élan fusionnel, qui-quoi fait que toute la France se met à re-vibrer sur cette musique que l'on réservait autrefois à quelques snobs ? Durant mon adolescence (il y a trente ans), c'était dans les rallyes que l'on écoutait avec passion tel ou tel moment "dans" Purcell...
J'ai cherché et trouvé l'interrogation qui circule actuellement, autour d'une mise en scène à Bastille. Les Parisiens s'encanaillent encore et reviennent aux sources de leur encanaillement. Au milieu de la chorégraphie tumultueuse de rastas, pleine de (vrais) jeunes venus de (fausses) banlieues (faussement) sauvages, deux "pros", bien pâlichons, très BIC (blanc-intégré-catholique), et plus très jeunes, chantent et nous enchantent. Mais ils semblent mourants et figurent la fin d'un empire (colonial).
L'attirance pour l'autre porte en elle la mort de soi. Autrement dit, de manière moins exagérée, si l'amour de soi peut implique souvent la haine de l'autre, l'amour de l'autre suppose également la haine de soi. Ces deux blancs égarés dans la foule bigarrée veulent faire l'amour, s'abandonner, perdre le contrôle : ils savent que leur civilisation va se détruire dans ce contact sensuel. Alors ils donnent tout, tout ce qu'ils aiment. Et ils sont désespérés car ils n'ignorent absolument pas que ces autres ne les comprennent pas ; eux sont sourds à cette musicalité ; eux, les sauvages, ils se doivent d'aimer le rap ou le rasta, compatible avec leurs looks et leurs coiffures.
Ici, à Paris, à New-York, dans toutes les villes-monde où les livreurs sont toujours de couleur, et les livrés décolorés, le rapport s'inverse dans l'attirance sensuelle du dominant pour le dominé. Le sensuel implique le changement, la distance devient rapprochement, la domination devient soumission.
"Se laisser pénétrer" : l'expression est utilisée étrangement pour le son, l'émotion, et elle est pourtant si sexuelle. On se laisse pénétrer car on domine, mais on accepte le jeu qui consiste à faire croire le contraire. On voudrait encore croire à un sentiment romantique vis à vis de notre supposée sauvagerie perdue, que l'on redécouvrait dans l'autre, du temps de Rousseau jusqu'à celui de Victor Hugo. Mais ce sentiment ne relate que notre incompréhension de cet autre que l'on prend pour un sauvage car ses codes comportementaux nous sont étrangers.
En réalité, la revanche de Darwin approche. Le WASP, le BIC, vont perdre dans le jeu de la sélection naturelle. Elle n'est en rien la victoire du plus fort, du dominant, la "sélection" marque en réalité la victoire de celui qui se reproduit le plus efficacement... C'est ce qui fait que le Black du Bronx gagnera face au Blanc de Wall-Street. Nos blancs parisiens le sentent au fond d'eux-mêmes - et veulent transformer leur défaite en victoire en "s'encanaillant". Mais ils savent aussi que ce n'est qu'une illusion, que ce baroque est un chant du cygne s'adressant à des sourds (dit plus poliment : ayant des codes sociaux différents). C'est pour cela qu'on le trouve beau.
L'envolée baroque, c'est la folie qui nous saisit lorsque l'on se sait au sommet. Il ne reste alors plus qu'à attendre le déclin, en assumant le vide qui nous fait face, en espérant (sans y croire) que le retour annoncé à la sauvagerie sera pour nous une forme différente de progrès.