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Patrimoine : Cryptoportiques, ph. Axel Coeuret, fonds O.T. Reims |
Situé sous l'ancienne « place des Marchés », renommée place du Forum au XXe siècle, le cryptoportique intrigue par sa position en contrebas et son mur extérieur en petits moellons. Il aura fallu deux siècles pour redécouvrir l'étendue et l'importance de cette galerie semi-enterrée inscrite au pourtour du forum – centre de la cité durant l’Empire romain. Le cryptoportique du forum de Reims peut être comparé à celui d'Arles ou de Bavay, mais ce type de substruction existe aussi sous les palais et les somptueuses villas romaines : la catacombe de Priscille et le Palatin à Rome, la villa Hadriana, le castel Gandolfo…
Le cryptoportique de Reims est uniquement accessible sur une section d'environ 60 m. de longueur, 10 m. de largeur et 5 m. de hauteur, soutenue par une douzaine de piliers, mais il se raccorde à un forum beaucoup plus vaste, dont on peut estimer les dimensions à environ 240 m. sur 120 m ! Cette superficie témoigne de l'importance de la ville de Durocortorum, durant la Pax Romana : la cité atteignait alors 600 hectares, c'était l'une des grandes capitales des Provinces de l'Empire romain.
[I] Le temps des grandes découvertes archéologiques
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Cryptoportique de Bavay par Antoine Niveleau 1830 - Bibliothèque de l’Institut de France (Ms. 3799‐3800) |
27 mars 1839. Narcisse Brunette. Relevé aquarellé. Archives des Services Techniques de la Mairie de Reims. |
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Vers 1918, carte postale montrant la surface du sol à l'emplacement approximatif du cryptoportique, avec les halles de 1838 partiellement détruites. |
Curiosité souterraine au XIXe siècle
« Ces substructions consistent dans une série de caveaux dont l'origine romaine ne saurait être contestée et qui sont, sans contredit, l'une des curiosités archéologiques les plus intéressantes de notre ville. On les mit à découvert [...] lorsqu'on creusa les fondations de la halle, en mars 1838. »
Narcisse Brunette, l'architecte qui dirigeait ces travaux, n'avait pas été surpris, le secteur étant « tout excavé d'anciennes constructions, qui, d'après la Chronique, s'étendaient autrefois jusqu'à la rue du Cloître » (chevet de la cathédrale) ; « Mais un détail de construction nous a beaucoup étonné, c'étaient les restes d'un revêtement en carreaux de terre cuite appliqué à l'intrados des voûtes ; quelques naissances de ces revêtements existaient encore sur les chapiteaux des piliers, ainsi que des parties d'enduit qui paraissaient avoir été stuquées. »
Ces souterrains restent mystérieux... Prosper Tarbé, dans Reims, ses rues et ses monuments, émet dès 1844 l'hypothèse d'un forum antique allant de la place Royale jusqu'à la « place des Marchés », mais sans faire le rapprochement. Par la suite, en 1910, lors de l'achèvement de la construction de la place Royale, l'architecte Max Sainsaulieu rencontre « dallage » et autres « vestiges anciens » de dimension et de rythme comparables à ceux de la place des Marché, à profondeur identique, mais ils sont interprétés comme les vestiges des thermes…
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L'équipe chargés des fouilles du cryptoportique, mur du cryptoportique côté "rue" avec refends des "boutiques", vers 1930, fonds BM Reims B514546101_XXIX_I_07_BMR21_007 |
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Intérieur du cryptoportique en cours de déblaiement, avec sol originel, photographie Henri Deneux, vers 1920, fonds BM Reims D017 |
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Mur extérieur du cryptoportique côté forum montrant la forme originelle des baies avec trois rangs de briques à leur base et linteaux, photographie Henri Deneux (?), 1922, fonds BM Reims D017 |
Réinvention d'un patrimoine monumental
Le déblaiement des décombres de la ville-martyre offre aux spécialistes et aux édiles la possibilité de réinventer un patrimoine, car il permet d'opérer des fouilles sur de prestigieux sites historiques : l'architecte Henri Deneux part à la recherche du « baptistère de Clovis » sous la cathédrale, les alentours de la Porte de Mars sont ré-explorés ; quant aux vestiges du forum, sous les anciennes halles, leur classement aux Monuments historiques est obtenu dès 1923.
Après l'ouverture des halles modernes plus au nord, au Boulingrin, le secteur est entièrement déblayé. En 1930, on découvre enfin les murs de cette galerie souterraine depuis l'extérieur : un premier où s'appuient des refends formant des cellules de 8 m. x 4 m. (les « boutiques »), du côté de la rue romaine, et un second, donnant sur l'esplanade antique. Il est en petit appareil et percé d'une dizaine de soupiraux, soulignés par une assise de trois briques aboutissant à l'intérieur au niveau de la retombée des voûtes d'arête.
Léon Lacroix, historien rémois, utilise le terme « cryptoportique » en établissant un lien avec Arles : « Il est vraisemblable que nous nous trouvions, à Reims, en présence d'un monument de ce genre : une crypte à galerie longue et étroite ayant pu servir d'édifice public, de lieu de réunion, voire même de vaste magasin ». En 1932, les preuves semblent suffisantes pour que la place soit renommée « place du Forum ».
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Aménagement d'une dalle béton au dessus du cryptoportique, après destruction des linteaux, vers 1931, fonds BM Reims D020 |
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L'usage du cryptoportique interroge et suscite la critique à partir des années 1960-1970, avant que le lieu ne soit ouvert au public et ses abords aménagés. Archives B.M. Reims - 2Fi3606 |
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Escalier descendant vers le cryptoportique sous la dalle supportant la rue, ph. R.Roche découverte publiée dans le Bulletin de la Société archéologique Champenoise, en 1969 |
1960-1970 les premières recherches scientifiques
Le déblaiement dans les années 1930 n'a donné lieu à aucune publication : la « fouille » s'est, semble-t-il, limitée à dégager les murs et à ramasser les objets jugés précieux... Des doutes subsistent jusqu'aux années 1960, puis les recherches reprennent et se multiplient, faisant de cette place un terrain de jeu pour les archéologues et les jeunes fouilleurs bénévoles.
Différents sondages sont réalisés à des emplacements précis afin de délimiter la structure. Les archéologues s'appuient sur des techniques stratigraphiques et comparatistes (Bavay, Arles, Aoste) afin d'identifier l'ensemble. Des relevés sont effectués, accompagnés d'observations pertinentes sur des petits détails, notamment sur les enduits ; « rouge pompéien » et vert sont décelés dans les « niches » (travées entre les pilastres).
À l’extrémité sud de la galerie, des travaux de renforcement de la voirie permettent de dégager un escalier à degré droit : celui-ci occupe une moitié de la largeur du cryptoportique (4 m.) et remonte jusqu'à la rue romaine. Après un retour complet sur l’autre moitié, il aboutit au niveau du sol surélevé du forum. Une « abside » est ménagée sous cette seconde volée de marches. Les archéologues en déduisent que le forum et son cryptoportique s'interrompaient à cet emplacement, à un point de croisement avec une rue.
Si les publications scientifiques se multiplient jusqu'au milieu des années 1970, le site reste inaccessible au public et peu compréhensible. L'impatience des Rémois augmente, chacun attendant l'ouverture d’un monument dont l'importance est reconnue depuis un demi-siècle...
[II] Interprétations et usages contemporains
Vue schématique des enduits peint en place dans une niche entre deux pilastres du mur intérieur du cryptoportique de Reims (Claudine Allag, 1985) |
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Vue inversée (correspondant aux vestiges de Reims) à partir de l'écorché du forum de Lutèce, de l'intérieur à l'extérieur : aire sacrée, portique sur cryptoportique,"boutiques" , galeries, rues, modélisation http://www.archeo3d.net/?attachment_id=554 (2008, par Alban-Brice Pimpaud ) |
Données récentes de l'archéologie
Après les sondages archéologiques réalisés dans les années 1960, quelques nouvelles observations ont été faites : lors de travaux d'aménagement menés dans les années 1980, Claudine Allag a pu reconstituer une partie du décor mural. Très récemment, l'étude archéomagnétique de terres cuites a abouti sur une datation probable : cette construction daterait du Ier siècle de notre ère, période d'édification du forum de Lutèce.
L'archéologue Robert Neiss avait fait la comparaison en 1976, devant ses collègues parisiens : « muni des plans levés à l'occasion des fouilles du forum de Lutèce, [il] montra que les murs découverts à Paris offraient de grandes analogies avec la base de ceux des cryptoportiques de Reims. »
Il y aurait en effet une similarité - comme le montre les modèles numériques réalisés en 2008 à Paris et à Reims. Le forum de Paris forme un ensemble de 90 m. x 180 m. Celui de Reims serait un peu plus grand, avec 120 m. x 240 m., à l'identique du forum de Bavay, autre ville gallo-romaine de première importance où se retrouvent également une galerie d'assainissement et des mortiers de couleurs proches : jaune à la base et rose (enrichi de fragments de terre cuite) à hauteur des voûtes...
Ces comparaisons permettent d'affiner l'approche typologique, mais la chronologie n'est pas forcément simple, les fora n’étant pas construits d’un bloc en un instant ! Par ailleurs, cette approche architecturale est désormais éloignée de la recherche contemporaine, qui vise plutôt à redécouvrir la vie locale, quotidienne, populaire : les curieux attendent donc de nouvelles fouilles sur certaines parties inexplorées du cryptoportique de Reims...
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Vincent Henin, vue d'ensemble du forum de Lutèce, dessin pour Alix, 2006 via http://davince.canalblog.com/albums/lutece_en_couleurs/index.html Le forum de Reims était deux fois plus étendu, tout comme la ville... |
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Vincent Henin, côté intérieur du forum de Lutèce, dessin pour Alix, 2006 via http://davince.canalblog.com/albums/lutece_en_couleurs/index.html |
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La vie quotidienne dans le forum
Les travaux de reconstitution réalisés à Paris permettent de se représenter le monument rémois. Grâce à l'un des dessinateurs d'Alix, Vincent Henri, il devient possible d'imaginer quelques scènes de la vie quotidienne dans le forum et dans les « boutiques » qui l'entouraient.
Si aucune fouille n'a permis de déterminer avec autant de précisions l'organisation du forum de Durocortorum, il semble probable qu'il se subdivisait sur un mode dit « tripartite » : séparé par une esplanade servant de place publique, l'ensemble curie-basilique (centre politique et lieu de justice) se placerait au sud, à l’emplacement actuel de la Sous-Préfecture ; à l'opposé, au nord, s'implanterait le temple.
Suivant cette hypothèse, la partie dégagée du cryptoportique borderait l'aire sacrée. Seule trace visible du forum, il doit sa survie à sa réutilisation au Moyen Age, lorsque la galerie est cloisonnée et transformée en caves. Au cœur de Reims, il est aujourd'hui au centre de nombreuses activités montrant une remarquable continuité sur 2000 ans, puisque les « fonctions » du forum sont encore présentes dans le secteur : commerces de détail, cathédrale, Palais de Justice, Sous-Préfecture et, à peu de distance, Hôtel de Ville...
On peut regretter qu'il ne soit pas possible de reconstituer plus précisément ce forum. Les archéologues pensaient posséder des fragments du temple, trouvés en réemploi au niveau de la Porte Bazée, avec guirlandes de fleurs et de fruits, bucranes, figuration du soleil et de la lune, et une dédicace à Caïus et Lucius... Mais des fouilles récentes, à l'emplacement de la médiathèque, ont montré que ces blocs réemployés pour construire une enceinte au IVe s. étaient certainement prélevés sur place, ou à l'extérieur de la ville... Ils aident cependant à mieux connaître l'aspect de la cité à l'époque du forum.
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Intervention archéologique sur un pilastre du Cryptoportique ph. Mathieu Guiot - Service Archéologique Grand Reims |
L'utilisation du site aujourd'hui
Sans les édifices qui le surmontaient dans l'Antiquité, le cryptoportique de Reims est inévitablement peu visible et fragile, relativement à sa position au-dessous de la voirie actuelle. L'enthousiasme des années 1930 laisse place à des interrogations sur l'usage de ces vestiges, chaque décennie proposant de nouveaux projets : construction d'un groupe scolaire (1950), percement d'un tunnel rejoignant le musée Le Vergeur (1960), reconstitution en surface (1980)...
En 1983, la Ville de Reims (musées historiques) se charge d'habiliter le site à recevoir du public, en aménageant l'entrée, l'escalier, l'éclairage et le sol... Mais les critiques fusent concernant la place. L'architecte Bernard Fouqueray, en 1992, affirme que l'ensemble forme « un espace indéfini, trop grand, sans organisation » signalé par « un trou et une façade-pastiche. »
Inscrite dans une programmation musicale dès 2008 (Les jeudis du cryptoportique), la partie accessible des jardins est réaménagée en théâtre de verdure en 2010. Aujourd'hui, la « scène plein air du cryptoportique » accueille toujours de nombreux concerts (au sein de la programmation « Un été à Reims »).
L'intérieur est ouvert en saison et reçoit environ 10.000 personnes par an. Des expositions sont installées temporairement : en 2020, le service « Ville d'art et d'histoire » y présente le premier volet d'une série consacrée à Reims dans l'Antiquité, en lien avec les actualités archéologiques...
Plan du cryptoportique
1 - Entrée ménagée dans un vantail
2 - Escalier d'accès
3 - Escalier de secours
4 - Vantaux ouvrant sur le forum antique
5 - Piliers en calcaires soutenant les voûtes
6 - "Niches" entre les pilastres
7 - Escalier romain
8 - "Abside" sous le retour d'escalier
9 - Cellules formant les "boutiques"
10 - Galerie non accessible
Bibliographie - Webographie
Boussinesq Georges. Gustave Laurent. Histoire de Reims depuis les origines jusqu'à nos jours. Tome I - Reims ancien, Reims, éd. Matot-Braine, 1933, rééd. 1980, pp.85-89.
Brunet-Gaston, Véronique. "Esquisse du paysage architectural à Durocortorum". In : Bulletin de la Société archéologique champenoise. t. 101, n°2, 2008, 100 p.
Brunette, Narcisse. Notice sur les antiquités de Reims, les découvertes récemment faites, et les mesures adoptées pour la conservation des anciens monuments de la ville, éd. Brissart-Binet, 1860, pp.56-58 [ebook Google / Harvard]
Chenet G., "Reims gallo-romain et les monuments de la place des Marchés", L'Illustration, n°4594, 3 Mars 1931, n.p.
Claisse, Hubert. "Quand se décidera-t-on à ouvrir le cryptoportique du Forum ?", L'Union, 17 juillet 1978.
Christophe D. Robert Ertle. "Les travaux du GEACA au Forum de Reims. In : Bulletin de la Société archéologique champenoise, 1969, pp. 35-41. [Gallica]
Coulon, Gérard. Jean-Claude Goldvin. "Voyage en Gaule romaine", Paris, édition Errance, 2016, 201 p. [cf. jeanclaudegolvin.com/]
Duval Paul-Marie. "Les galeries souterraines du forum de Reims". In: Gallia, tome 12, fascicule 1, 1954. pp. 97-99. [Persée]
Hanoune , Roger. Arthur Muller. La basilique du forum de Bavay - Bilan des recherches 1987-1996". In : Revue Archéologique , Nouvelle Série, Fasc. 1 (1999), pp. 167-178 [jstor]
Lacroix, Léon. "Les vestiges du forum de Reims". In : Reims Magazine, Janvier 1931, pp.1086-1088.
Lallemand, J. et F. « Le cryptoportique de Reims ». In : Bulletin de la Société archéologique Champenoise, 1969, pp. 18-34. [Gallica]
Thollard, Patrick. "Fouilles sur le forum de Bavay (1993-1997). Aire sacrée, cryptoportique et terrasse sud". In : "Archéologie de la Picardie et du Nord de la France", Revue du Nord, tome 79, n°323, 1997, pp. 65-139. [Persée]
Anonyme, "À Reims, Marc Bouxin, deux musées, un fort et de nombreux souvenirs...", L'Ardennais. Mis en ligne le 23/10/2015 à 18:25.
Base de données Mérimée [https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA00078788]
Ajouts 10 mai 2022
Recherche sur l'auteur des fouilles de 1930 :
Gallica : Guide du congrès de Reims en 1911 , par MM. L. Demaison, E. Lefèvre-Pontalis, H. Jadart et L., Caen, 1911
"Caves. — Après la Porte de Mars, la plus importante construction romaine que nous puissions signaler dans nos murs, existe encore sous le sol de la place des Marchés, qui paraît avoir succédé au forum antique. C'est une suite de caves voûtées d'arêtes, dont les travées s'étendent sous les mai- sons qui bordent la place à l'est, et sous la chaussée qui les sépare des halles, puis en retour d'équerre, vers le nord, de l'entrée de la rue Pluche à celle de la rue de Tambour. En ce dernier endroit, les voûtes ont été en partie détruites en 1897, par suite de l'établissement d'un égout.
Les piliers qui supportent ces voûtes sont carrés, construits en pierres de moyen appareil, et ornés d'une simple moulure aux impostes. Quant aux voûtes, elles sont faites en moellons irréguliers, noyés dans un ciment très solide. On constate dans les parois des murs l'emploi de ces longues briques plates qui caractérisent les monuments romains.
Ces caves ont une grande ressemblance avec les souterrains, également voûtés d'arêtes, que l'on visite en la ville d'Arles, sous quelques maisons de la place du Forum, et qui semblent dater du règne de Constantin. J'avais pensé autrefois que nos souterrains de Reims avaient été des réservoirs, et j'avais cru y reconnaître un dernier reste des thermes, dont Constantin Ier gratifia la cité rémoise, ainsi que l'atteste une inscription dont j'ai parlé précédemment ; mais, sans rejeter absolument cette hypothèse, j'estime aujourd'hui qu'elle aurait besoin d'être appuyée sur de nouvelles preuves."
L. Demaison.
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